DEVOIR DE MÉMOIRE

Posted on janvier 19, 2022 in Cinema/TV

LES VAURIENS, DE L’IDÉE AU FILM


ET D’ABORD, UNE HISTOIRE DE MASTER 2

Je suis scénariste depuis environ 25 ans et j’ai appris mon métier en autodidacte. Soucieux de prendre mon indépendance après le bac, j’avais commencé à travailler comme assistant-réalisateur, puis à produire et réaliser mes propres films, documentaires pour la plupart, avant de me consacrer exclusivement à l’écriture de fiction.
Il me semblait que le cours des choses pouvait continuer éternellement de cette façon et à aucun moment je n’avais envisagé de reprendre des études supérieures.

C’est d’avoir commencé à enseigner le scénario, souhaité transmettre ce que j’avais appris de façon empirique, qui m’a finalement mené à briguer un Titre RNCP niveau 7 de scénariste de fiction longue (à sa dénomination, j’ai senti que ça ne rigolait pas).
La loi changeait en effet au 1er janvier 2022 et un Master 2 était désormais requis pour exercer la noble occupation de formateur, y compris de façon occasionnelle – ce qui était mon cas. Avec cette contrainte légale, parmi d’autres, l’État entendait renforcer son contrôle sur la qualité des organismes de formation mais le risque collatéral probable serait de déconnecter de la pédagogie les professionnels du cinéma et de l’audiovisuel.

Postuler au diplôme était cependant une idée d’autant plus séduisante à mes yeux qu’il s’agissait pour le candidat, dans
un Mémoire d’une cinquantaine de pages (hors Annexes), de décortiquer et analyser en profondeur l’un des scénarios dont il était l’auteur, comme une sorte d’archéologie de son œuvre, c’est-à-dire inévitablement de lui-même.
J’ai choisi de m’embarquer dans cette aventure avec le scénario des Vauriens, projet à la fois personnel et de commande, auquel j’ai consacré presque quatre ans de ma vie, écrit dans une grande liberté, et dont le succès aussi bien artistique que public a récompensé l’opiniâtreté et l’enthousiasme de tous ses contributeurs.

Je publie ici ce Mémoire pour l’édification des futurs auteurs-scénaristes et même pour ceux déjà durablement installés dans le métier.



MÉMOIRE, MODE D’EMPLOI

Avant de lire le Mémoire, le lecteur soucieux de faire les choses dans l’ordre prendra d’abord connaissance du scénario, puis du film (disponible en VOD ci-dessous pour 2,99 euros).
Néanmoins, le Mémoire peut parfaitement être lu isolément.

NOTA BENE: la consultation des [Notes] est très simple. En cliquant dans le texte sur un numéro de note, le curseur se déplace automatiquement jusqu’à la note correspondante en bas de page. En cliquant à nouveau sur le numéro de note de bas de page, le curseur revient automatiquement à sa place d’origine dans le texte. 



 LE SCÉNARIO EST ICI 

LES-VAURIENS-VTournage



 LE FILM EST LÀ 
 
VOIR LES VAURIENS


 

LES VAURIENS

de l’idée au film

 

 

MÉMOIRE de SANDRO AGÉNOR

sous la direction de MARIE ARON
dans le cadre de la Formation Continue de La FÉMIS

Soutenance du 9 juillet 2021 à la FÉMIS


Présidente du Jury

Maud HUYNH, productrice

Membres du Jury
Myriam AZIZA, réalisatrice, scénariste
Luis DELGADO, chef de projet de la formation continue de La Fémis

Accompagnateurs
Marie ARON, directrice d’Experiencia
Didier BONOLI, formateur et accompagnateur VAE chez Experiencia


 

Moi, j’adore le cinéma à la condition qu’on lui laisse un peu de liberté vivante.
Je préfère les films un peu gênants, qui mettent les gens mal à l’aise.
C’est une idée comme une autre.

Jacques Prévert (à propos de L’île des enfants perdus)

 

1. L’IDÉE

JE DIS SOUVENT à mes étudiants de 1ère année que le sujet d’un scénario peut surgir d’un personnage, réel ou imaginaire, d’un fait-divers lu ou vécu, d’une pensée fugace, d’un souvenir, d’un fait historique ou du quotidien, d’une coïncidence ou d’une simple image – par exemple, Stephen King a écrit la nouvelle Tout est fatal [1] à partir de l’image d’un jeune homme glissant des billets de 10$ dans un regard d’égout, image purement mentale dont il ignorait l’origine et qui s’était imposée à lui.

Ma réalité de scénariste, celle de quelqu’un qui travaille majoritairement pour la télévision – quoique le cinéma « de commande » fonctionne de façon similaire –, est moins poétique et à la question de savoir d’où vient le sujet, la réponse est presque toujours la même: du producteur ou de la chaîne.
C’est le constat que je tire après 25 années d’exercice, où j’évalue à 75 ou 80% la part que représente la commande dans l’ensemble de ma carrière (que les projets aient été ou non à leur terme).
Ceci s’explique par le mouvement qui a tendance à faire aller la force de proposition du haut vers le bas plutôt que l’inverse; d’autre part, face à une demande standardisée, il est plus difficile de faire aboutir un sujet personnel, qu’on espère original, et qui par définition risque de sortir de l’alignement. Comme le producteur assume seul le coût du développement, il peut vouloir minimiser ce risque et avoir tendance à privilégier les sujets davantage compatibles avec l’attente supposée des diffuseurs ou des distributeurs.
C’est une réalité mais c’est aussi une généralité, certains producteurs plus aventureux n’hésitant pas, avec des fortunes diverses parfois récompensées mais rarement récompensées, à pousser des projets non formatés.

Une fois qu’on a dit ça, l’essentiel reste à faire, qui consiste à s’approprier aussi vite que possible le sujet proposé par le producteur ou le diffuseur. C’est la meilleure méthode pour s’affranchir du cadre parfois rigide de la commande, en particulier quand la proposition est suffisamment vague ou générale pour laisser ouvertes toutes les pistes de réflexion.
Ainsi, France 2 m’a un jour demandé de réfléchir à une minisérie 2×90′ qui se passerait dans le milieu des aveugles. Certes, la commande était d’abord celle du format (2×90′) qui était en vogue à l’époque. Mais le monde mystérieux des aveugles était aussi vaste à mes yeux que le monde lui-même – j’ai pensé bien sûr à Parfum de femme [2] que j’ai revu avec plaisir et je me suis ensuite jeté assez logiquement sur la biographie de Louis Braille: j’ai découvert un humaniste que je ne soupçonnais pas, un génie précoce au cœur pur, un antimilitariste qui avait refusé à l’armée le bénéfice de son écriture qu’elle convoitait pour le secret de ses transmissions. Tous les éléments de la fiction étaient là et le scénario est devenu un thriller historico-contemporain, dont les héros étaient aveugles (au rang desquels figurait Louis Braille lui-même), et qui se partageait entre le XIX° siècle et aujourd’hui [3].

J’en viens aux Vauriens, objet de ce mémoire (à propos d’un scénario initié il y a près de vingt ans, le terme de mémoire me parait tout indiqué qui exige toutes les ressources de la mienne pour le mener à bien).
De qui est venue l’idée des Vauriens?
De ma productrice, Sophie Révil (Escazal Films), avec qui je travaillais depuis quelques années. Elle m’invita à déjeuner en novembre 2002 et me demanda sans préambule si je connaissais le poème de Prévert La chasse à l’enfant.
En guise de réponse, je le lui récitai in extenso sans une seule hésitation – je n’avais aucun mérite, depuis l’enfance j’écoutais le disque Les Frères Jacques chantent Prévert (je l’écoute toujours aujourd’hui, sur le même disque vinyle) et les poèmes chantés qui y figurent, dont La chasse à l’enfant, sont gravés en moi pour l’éternité. Mais il est incontestable que mon petit numéro « scella » la confiance et la légitimité que Sophie pouvait m’accorder sur ce projet qu’au passage, à la seule faveur d’un poème su par cœur, je m’appropriais déjà dans son esprit et dans le mien.

LA CHASSE À L’ENFANT, texte intégral

Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Au-dessus de l’île on voit des oiseaux
Tout autour de l’île il y a de l’eau

Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Qu’est-ce que c’est que ces hurlements
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
C’est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l’enfant

Il avait dit j’en ai assez de la maison de redressement
Et les gardiens à coup de clefs lui avaient brisé les dents
Et puis ils l’avaient laissé étendu sur le ciment
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Maintenant il s’est sauvé
Et comme une bête traquée
Il galope dans la nuit
Et tous galopent après lui
Les gendarmes les touristes les rentiers les artistes

Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
C’est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l’enfant
Pour chasser l’enfant, pas besoin de permis
Tous le braves gens s’y sont mis

Qu’est-ce qui nage dans la nuit
Quels sont ces éclairs ces bruits
C’est un enfant qui s’enfuit
On tire sur lui à coups de fusil
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Tous ces messieurs sur le rivage
Sont bredouilles et verts de rage

Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Rejoindras-tu le continent rejoindras-tu le continent

Au-dessus de l’île on voit des oiseaux
Tout autour de l’île il y a de l’eau

La chasse à l’enfant avait été écrit par Prévert à la suite d’une mutinerie, en août 1934, d’enfants emprisonnés à la colonie pénitentiaire maritime et agricole de Belle-Île en Mer.
La commande était donc d’écrire un téléfilm unitaire de 90′ qui relaterait leurs conditions de vie et les événements qui les avaient conduits à se révolter.
Comment alors Sophie Révil avait-elle eu, elle, l’idée des Vauriens? Si c’est une raison personnelle ou intime qui la motivait à traiter précisément ce sujet, je ne la connais pas et nous n’en avons jamais parlé.
En revanche, les thématiques de l’enfance ou de l’adolescence maltraitées étaient dans l’air du temps: en sept ans sont sortis successivement The Magdalene Sisters (2002), Les Choristes (2004), Oliver Twist (2005), La Volière aux enfants (TV, 2006) et Les Hauts Murs (2008). Quoique le succès retentissant des Choristes, sorti en France en 2004, a pu faciliter ensuite le développement du projet des Vauriens, il est juste aussi de rappeler que Sophie Révil m’en avait parlé dès la fin de l’année 2002 et que mon premier synopsis date de février 2003; c’est pourquoi je parle d’air du temps [4] et non d’effet d’aubaine.

Par ailleurs, elle ne m’avait pas caché avoir d’abord proposé le sujet à un autre auteur, à une date par conséquent encore antérieure. Pour des raisons que je n’ai pas sues et n’ai pas cherché à savoir, la proposition de mon confrère ne fut pas retenue. Sans être des intimes, nous avions lui et moi des rapports de sympathie syndicale et il ne mit aucun obstacle à ce que je reprenne le projet, ce que j’ai pu faire avec d’autant plus de liberté que je me suis interdit de lire son texte; ce refus était aussi un acte du processus d’appropriation: pour que le sujet me soit personnel, il devait être exempt de toute influence extérieure.


 

2. LES SOURCES

  • INVENTAIRE

Par la suite, j’appris à ma productrice que j’avais un lien personnel, remontant à mon enfance, avec Jacques Prévert, lien qui n’était pas étranger à mon amour de sa poésie. Mon père, Albert Diato [5], comme Prévert, vivait Cité Véron, derrière le Moulin-Rouge, là où avait vécu Boris Vian et où habitaient toujours à l’époque Ursula Kübler-Vian [6], sa veuve, ainsi que l’actrice Aurore Clément.
Même si je ne vivais pas avec lui et ne portais pas son nom, j’allais régulièrement chez mon père où se croisaient dans son atelier des artistes et des intellectuels, des types qui sortaient de prison, des prostituées, des voyous, des pique-assiettes et souvent Prévert lui-même qui adorait ce monde interlope.
Quand c’est nous qui allions chez lui, Prévert ouvrait une bouteille de champagne rosé et mon père et lui s’arsouillaient un bon moment que je mettais à profit pour me balader dans l’immense appartement foutraque aux airs de brocante – c’était un incroyable capharnaüm d’objets chinés aux quatre coins du monde, d’œuvres d’art, de rangées de livres à perte de vue, de machines à sous, de poupées mécaniques, de mannequins en cire, d’automates à ressort – une ambiance que, bien des années plus tard, j’ai retrouvée curieusement dans le loft de JF Sebastian du film Blade Runner [7].

Le loft de Blade Runner: un inventaire à la Prévert?

C’était évidemment un univers fascinant pour un gosse de 7-8 ans et j’adorais accompagner mon père chez Prévert. Ce n’est qu’à l’adolescence, quand j’étais bien loin de deviner que je deviendrai scénariste, que j’ai su qui était Prévert quand il était trop tard hélas pour lui dire mon admiration.
De ce point de vue, avoir pu aborder le projet par le biais du poème La chasse à l’enfant a été une grande chance, d’abord à cause de mon lien avec Prévert mais aussi parce que j’ai vu aussitôt comment j’entrerai dans l’histoire: ce serait avec la scène de chasse qui était en réalité la scène de fin et tout le film serait donc raconté en flash-back. Scène qui d’emblée poserait la question: mais quelle était cette société qui transformait de paisibles touristes en chasseurs d’enfants?

Je me suis mis tout de suite au travail, le plus logique me semblait de partir de Prévert et j’ai découvert qu’il avait eu ce même projet, 66 ans plus tôt – projet encore plus maudit que le Don Quichotte de Terry Gilliam.
L’île des enfants perdus, écrit par Prévert en 1936 était le prolongement naturel de son poème et devait être réalisé par Marcel Carné avec un casting prestigieux (Arletty, Serge Reggiani, Martine Carol, Anouk Aimée, Paul Meurisse, Carette…). Mais bien que le gouvernement en place fut celui de Léon Blum et du Front populaire, la censure n’en était pas moins réelle et elle estima plus prudent de bloquer ce projet qu’elle jugeait corrosif [8].

Il faut dire qu’en avril 1937, le sujet était revenu cruellement dans l’actualité avec la mort de Roger Abel, un pupille tuberculeux, à la colonie d’Eysses à la suite de près de 40 jours de cachot au pain sec et à l’eau, à l’exclusion de toute autre nourriture – preuve que les leçons de la mutinerie de Belle-Île en 1934 n’avaient pas été tirées.
Prévert attendit donc la fin de la guerre pour exhumer son script qu’il rebaptisa La fleur de l’âge car le titre original était trop proche d’un autre film sorti l’année précédente sur le même thème (qui plus est un film de propagande au bénéfice du gouvernement de Vichy!), Le Carrefour des enfants perdus.
Le tournage de La fleur de l’âge commença en avril 1947 à Belle-Île mais s’arrêta en juin à cause de multiples et obscures difficultés financières et techniques. Ce projet ne fut pas seulement maudit: au-dessus de lui plane un mystère irrésolu à ce jour puisque les rushes ont disparu sans que personne, Marcel Carné  compris, n’ait jamais pu fournir d’explication à ce sujet.
Aussi, en toute immodestie, l’idée me taraudait que je mènerai à bien le projet que Prévert n’avait pu achever, dans une forme de continuité complice et en souvenir des heures passées chez lui à jouer aux machines à sous.
Je n’avais évidemment pas lu son scénario dont j’ignorais d’ailleurs s’il existait encore quelque part [9] mais il m’aurait été facile de contacter Eugénie Bachelot-Prévert, sa petite-fille et légataire, qui m’aurait je pense volontiers renseigné et ouvert ses archives. J’ai choisi de ne pas le faire comme je me suis interdit de visionner la pléthore de films sortis sur ce sujet au cours de cette période [10].
Je le précise ici car il me semble tout aussi important de mentionner les sources auxquelles j’ai pu recourir que celles que je n’ai pas souhaité consulter pour éviter tout effet d’imitation ou de parasitage.

Partir de Prévert, donc?
Eh bien, finalement non, je réalisai que ce n’était pas la bonne option, sauf pour la scène de chasse en ouverture à laquelle je tenais absolument car elle conditionnait toute la construction du film. La notoriété du poète avait donné à La chasse à l’enfant un écho retentissant à la mutinerie de Belle-Île, c’est vrai, mais c’était un autre qui avait révélé le scandale.
Et qui était cet autre, sinon mon héros? Je me suis mis à sa recherche et je l’ai trouvé sans trop de difficultés (on se rappellera cependant que j’ai commencé ce travail fin 2002, il y a près de 20 ans, et qu’Internet était bien différent de celui d’aujourd’hui, aussi bien en termes de contenus que de facilité d’accès; ce furent par conséquent des recherches à l’ancienne).

Mon héros s’appelait Alexis Danan [11] et il travaillait comme reporter à « Paris-Soir », quotidien à fort tirage dirigé par Pierre Lazareff. C’était d’ailleurs lui qui avait révélé l’affaire Roger Abel et convaincu le ministre de la justice de se rendre sur place.

Après le décès de Roger Abel, l’arrivée du Garde des Sceaux Marc Rucart [12] à la colonie d’Eysses, le 10 avril 1937, est couverte par « Paris-Soir » et son envoyé spécial Alexis Danan. Le ministre et le journaliste sont amis dans la vie, ce qui a facilité l’opération. Cette scène, transposée en août 1934 à Belle-Île, est reproduite à l’identique dans Les Vauriens (séquence 81).

Je dois dire que s’agissant des personnages de la vie réelle dont j’ai fait des protagonistes de mes scénarios, deux d’entre eux, par leur humanisme, leur humilité, leur charisme tranquille, dominent tous les autres dans mon Panthéon personnel: Louis Braille et Alexis Danan.
Le premier se trouve au vrai Panthéon, le second mériterait d’y être [13].

Alexis Danan

Il n’est pas étonnant qu’un journaliste soit le déclencheur du scandale de la colonie de Belle-Île car la France voit alors l’émergence d’un nouveau pouvoir capable de retourner l’opinion publique ce qui, à l’exception notable de l’Affaire Dreyfus, ne s’est encore jamais produit: ce pouvoir est celui de la presse et de l’information. Albert Londres [14] en est alors la figure emblématique et invente pratiquement à lui tout seul la définition du grand reporter dans son acception moderne.
Alexis Danan, sorte de Zola de l’enfance martyre, avait quant à lui déjà publié un article retentissant sur les bagnes de Cayenne et obtenu la fermeture en 1937 de ces maisons à tuer, indignes d’une grande démocratie – Albert Londres l’avait précédé en Guyane et, par sa notoriété, préparé en grande partie le terrain de l’opinion. De son côté, Danan fut sidéré d’apprendre que non seulement les bagnards qu’il interrogeait étaient presque tous passés par les colonies pénitentiaires de Belle-Île, d’Eysses ou de Mettray mais qu’en plus, ils s’accordaient sur le fait que les conditions de vie à Cayenne ou à l’Île du Diable étaient nettement moins dures que celles de la colonie qu’ils avaient connue enfants!
Les articles d’Alexis Danan, son engagement personnel qui le conduisit même à adopter l’un de ces petits colons, révoltèrent la France entière et la rédaction de « Paris-Soir » fut submergée de courriers et de témoignages d’anciens colons [15]; dès 1936, deux ans après la révolte de Belle-Île, les colonies bénéficiaient d’un assouplissement relatif de la discipline et voyaient s’améliorer légèrement leurs conditions de vie.

Je me suis plongé d’abord dans les deux ouvrages principaux que le journaliste avait consacré à la condition des enfants bagnards, Mauvaise graine (1931, Éd. des Portiques) et Maison de supplices (1936, Éd. Denoël). Ce qui y était rapporté dépassait de si loin tout ce que j’avais pu imaginer que la question de ce qu’on pourrait montrer ou pas dans le film s’imposait déjà dans mon esprit.

  • RECOUPEMENTS

La première chose à faire était de recouper les informations. Je n’étais pas encore familier de Danan et j’ignorais quelle était la part de la vérité et de l’exagération dans ces témoignages destinés à un journal volontiers adepte de sensationnel [16].
Aussi ai-je lu ensuite Les Enfants de Caïn (1925, Éd. Grasset) de Louis Roubaud, un grand reportage au sein des principales colonies pénitentiaires de France (Eysses, Aniane, Belle-Île, Clermont [17], Doullens [18]) pour le compte de son journal « Le Quotidien » et dont l’enquête préfigurait le scandale des années 1934-36 [19].

Ce fut un texte fondateur pour moi car si les livres de Danan étaient ceux d’un éditorialiste, presque d’un politique, Roubaud travaillait lui en ethnologue, il dressait un constat très vivant de la situation, de façon quasi anatomique, à partir de cas individuels nominatifs.
Paradoxalement, les colonies n’ayant pas bonne réputation, il avait pu y entrer à visage découvert en tant que journaliste, les directeurs de ces établissements étant trop heureux de lui démontrer l’injustice des rumeurs totalement infondées qui couraient sur leur compte. On l’avait donc laissé interroger librement les pupilles, accéder aux cellules, aux cachots, et même aux prétoires (chaque semaine, les pupilles punis passaient devant un « tribunal » et étaient condamnés à différentes peines en fonction de leur délit).
Roubaud s’informa aussi de ce qui valait à ces enfants des années d’enfermement – qu’il résuma in fine par cette formule:

– ils sont nés: c’est leur crime.

Il découvrit l’effarante promiscuité qui mélangeait des orphelins issus de l’Assistance, des voleurs de pommes, ou encore des « coupables » de délit de vagabondage [20] avec des parricides, des violeurs, des assassins, des psychopathes – pour des classes d’âge allant de 8 à 21 ans.
Il dénonça les viols, les harems, le cachot camisolé, les mauvais traitements, l’interdiction de parler, la restriction volontaire de l’instruction [21], les malades non soignés, les privations de nourriture et bien sûr, les meurtres et les suicides.
La vie y était si pénible que des pupilles suppliaient régulièrement le directeur de les envoyer à La Guyane, c’est-à-dire au bagne de Cayenne, où ils pensaient qu’un sort plus clément les attendait sous le soleil et les cocotiers – et aussi qu’il serait sans doute plus facile de s’en évader.

C’est à partir de l’enquête de Louis Roubaud, très documentaire, fourmillant de détails et de situations individuelles exemplaires, que se sont construites les premières bases du scénario; pourtant, je voulais faire preuve là aussi de prudence à l’égard de ses récits car en 1928, Roubaud quittait « Le Quotidien » pour participer au lancement du magazine « Détective » dont le fonds de commerce était le fait-divers à sensation [22].
Quoiqu’il en soit, le journal « Le Quotidien » en 1925 n’avait pas la puissance de feu du « Paris-Soir » de Danan en 1934, et la série d’articles de Roubaud, sans pour autant passer inaperçue, ne produisit aucun changement notable au régime des petits pupilles [23]. En revanche, les journalistes ne furent plus jamais les bienvenus dans les colonies pénitentiaires et Alexis Danan dut donc fréquemment avoir recours à de fausses identités pour pouvoir y enquêter.

Danan et Roubaud étant tous deux journalistes, je voulais savoir ce qu’en pensaient les historiens et les chercheurs et j’ai pu rencontrer Jacques Bourquin, l’un des meilleurs connaisseurs de ces questions. Ancien éducateur, universitaire, chercheur, farouchement opposé aux Lois Perben de 2002, il avait été le directeur de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) dont il avait dirigé le service d’études au Centre de formation et de recherche de Vaucresson et, depuis sa retraite, il présidait l’Association pour l’Histoire de l’Éducation surveillée et de la Protection judiciaire des mineurs.
Jacques Bourquin me confirma la véracité des enquêtes d’Alexis Danan et de Louis Roubaud, non seulement comme celles de journalistes rigoureux et intègres mais aussi parce que ce dont ils avaient rendu compte à Belle-Île, Eysses ou Mettray s’était produit à l’identique dans toutes les colonies pénitentiaires de France: partout les conditions de vie effroyables, la répression, le non-droit, le régime du caïdat, la violence, les viols avaient été la norme.
Les pupilles qui avaient survécu et recouvré la liberté à 21 ans n’avaient connu qu’une seule école: celle de la violence. Ils avaient donc pris presque tous le chemin de Cayenne et il est frappant de constater comme les colonies pénitentiaires ne furent que de formidables machines à fabriquer les bagnards adultes de l’Île du Diable.

Quand je le quittai à la fin de l’interview, Jacques Bourquin me donna trois conseils qui allaient mettre définitivement le scénario sur les rails: lire d’abord le livre de Raoul Léger [24], pensionnaire pendant 6 ans de la colonie de Mettray (où il côtoya Jean Genet [25]), aller ensuite consulter les Archives départementales de Vannes où se trouvaient les dossiers des petits colons de Belle-Île et enfin, rencontrer Louis Garans qui avait écrit l’ouvrage le plus complet [26] sur les deux colonies pénitentiaires de Belle-Île en Mer (l’île comptait également la colonie agricole de Bruté dans l’intérieur des terres).


 

3. LE POINT DE VUE

Début 2003, seul mon cahier était noirci de notes. Je commençais à voir l’ambiance générale du film, à en dégager les enjeux principaux, mais j’hésitais encore sur le point de vue à adopter et je n’avais donc pas écrit une ligne du synopsis.
Cette question du point de vue a toujours été centrale pour moi: à la place de qui est-on? Je me reproche parfois d’être un brin radical là-dessus mais si je regarde un polar qui est écrit du point de vue de l’enquête, je n’aime pas me retrouver avec le criminel et savoir ce qu’il est en train de trafiquer. Bien sûr, ce n’est pas toujours tenable ni même souhaitable, une ironie dramatique bien amenée en accentue souvent le suspense (ou le comique dans une comédie) mais je vois tout de même ce principe comme un repère dont j’essaie de ne pas trop m’écarter.
Le livre de Raoul Léger a ouvert cette porte. C’était la première de mes lectures à être racontée de l’intérieur, du point de vue d’un petit colon, et c’est à ce moment-là qu’a commencé à se construire le personnage de Louis « Loulou » Delpierre, c’est-à-dire une bleusaille de 12 ans qui vient d’arriver, condamné pour une peccadille, qui se lie d’amitié avec un gosse plus endurci, quoique guère plus âgé que lui, qui le prend sous son aile.
Dans un style oral qui rappelait Papillon d’Henri Charrière [27] – les similitudes étaient nombreuses car les différences étaient minces entre la vie d’un petit bagnard à Mettray et celle d’un bagnard adulte à Cayenne – Raoul Léger confirmait tout ce dont Alexis Danan et Louis Roubaud avaient témoigné et parfois en pire si c’était possible [28].

Nous eûmes à ce sujet de longues discussions, parfois rudes, avec ma productrice pour définir les limites de ce que nous pouvions montrer dans le film: jusqu’où raconter, jusqu’où décrire la réalité sans qu’elle soit insoutenable à l’écran ou qu’elle passe pour un effet de sensationnalisme [29]?
La conséquence fut un débat sur le support que nous devions viser: télévision ou cinéma? Sans doute, le cinéma nous offrirait une plus grande latitude pour certaines scènes qu’il était impensable de montrer à la télévision à une heure de grande écoute; d’autre part, on pouvait espérer davantage de moyens, une reconstitution plus soignée pour un long-métrage qu’un téléfilm. Je pensais en particulier à l’évasion finale des deux petits héros qui tentent en pleine nuit de rejoindre le continent avec une barque qui prend l’eau et finit par couler, entraînant la noyade de l’un d’eux.
Cette scène était infaisable dans une économie de téléfilm car tourner avec des enfants est toujours très compliqué, ils ne sont généralement disponibles que pendant les vacances scolaires, leurs horaires de travail sont définis et encadrés par la DDASS etc. Une scène de cette nature impliquait en plus de filmer des doublures en plans larges dans la barque en mer et de faire les raccords sur les enfants en piscine et en fausse nuit avec des plongeurs en-dessous d’eux, prêts à intervenir!

Le débat a tourné court: France 3 avait donné son accord de principe aux Vauriens et nous avions sa confiance; choisir l’option cinéma, c’était renvoyer le film à un futur très hypothétique, ce qu’on appelle lâcher la proie pour l’ombre. Je dois dire que je me suis rendu sans trop rechigner aux arguments de Sophie Révil et que je ne l’ai jamais regretté pour trois raisons: d’abord, nous avons établi un record d’audience le soir de la première diffusion et il n’est pas certain que nous aurions connu un succès équivalent en salles (je ne parle pas tant ici d’ailleurs de « succès » que de toucher le plus grand nombre); ensuite, la qualité de la reconstitution historique, et du film en général tourné en pellicule 35m/m, n’avaient rien à envier à celle d’un long-métrage; et enfin, à aucun moment France 3 [30] n’a exercé la moindre censure à l’égard du script, le film est tel que je l’ai écrit.

Les téléfilms historiques sont par définition plus coûteux que les autres et le nôtre requerrait une figuration importante, en particulier pour les scènes dans la colonie [31]. J’ai dû simplifier certains passages du scénario en privilégiant l’ellipse dès lors qu’elle ne nuisait pas à la compréhension.
Par exemple, lors de la première évasion des deux petits héros, j’ai supprimé une suite de scènes où on voyait comment ils s’évadent au profit d’un dialogue un peu plus tôt entre eux où ils se mettent d’accord sur la façon dont ils vont s’y prendre. Dans le film, on passe donc directement en fondu-enchaîné du moment où ils quittent le dortoir de la colonie à leur fuite à travers champs (séquences 45/46).

Séquence 45: Loulou et Robert quittent le dortoir où ils ont raccompagné leur complice, trop malade pour s’évader avec eux

Séquence 46: le ‘pourquoi’ ils s’évadent ayant infiniment plus d’intérêt que le ‘comment’,
le spectateur peut accepter que le modus operandi de l’évasion soit ellipsé

Un peu plus tard, parvenus au port, ils guettent un traversier à quai qui attend la marée pour relier Quiberon et ils se faufilent à son bord; le plan suivant est un panoramique au-dessus de la mer qui symbolise leur passage sur le continent (scènes 47/48) car il n’était pas possible de montrer le bateau qui s’en va et prend la mer, son arrivée à Quiberon, le débarquement des passagers etc.

Séquence 47: Loulou et Robert se glissent à bord du traversier

Séquence 48: La fin du panoramique s’achève sur le continent, symbole de la liberté (très provisoire) des héros

Quant à la scène de noyade citée plus haut, elle fut remplacée par la chute depuis une falaise de l’un des petits colons évadés et, sincèrement, je ne crois pas qu’on y ait perdu quoi que ce soit au plan de l’émotion. C’est l’occasion de rappeler que les contraintes, en particulier budgétaires, sont souvent une opportunité pour le scénariste car elles l’obligent à envisager la scène d’une autre façon, qui peut même se révéler meilleure que dans la version d’origine.

Je lus deux autres ouvrages d’Alexis Danan: Cayenne (1934, Éd. Fayard) et surtout L’Épée du scandale (1961, Éd. Robert Laffont) présentée comme son autobiographie mais qui s’intéressait essentiellement à ses années de lutte pour la fermeture des bagnes d’enfants [32]. C’est aussi dans L’Épée du scandale que Danan révèle le drame de son existence, survenu en 1926: la perte de son enfant unique, âgé de 4 ans, à la suite d’une erreur médicale. Il en parle avec une grande pudeur, en quelques phrases à peine, il ne fait pas mention de la mère et on ne sait rien dans le livre de sa vie affective.
Mais on peut déduire de cette tragédie qu’elle est sans doute fondatrice du combat qu’il a mené jusqu’au bout en faveur de l’enfance malheureuse – et bien sûr de son adoption plus tard d’un petit colon orphelin.

Plus grandissait mon attachement pour le vrai Alexis Danan, plus le personnage fictif du journaliste se construisait, et plus j’étais tenté que le film soit raconté de son point de vue. Mais j’y voyais un écueil majeur: celui de « perdre » les enfants, Loulou Delpierre et son copain protecteur à qui j’avais donné le nom de Robert Favart; en outre, je n’étais pas persuadé qu’une fiction strictement historique représentait la meilleure option car ce qui était sidérant dans ces événements était leur proximité avec le XXIème siècle: moins de 70 ans nous séparaient de ces colonies semblant surgies du moyen-âge, nos grands-parents avaient connu cette époque, d’anciens colons étaient probablement encore en vie, et je voulais rendre compte de cette dimension dans le film.
Je me suis donc décidé pour un récit à cheval entre deux temporalités: l’une ancrée dans l’époque contemporaine, l’autre dans l’année 1934 dont la mutinerie du mois d’août constituait à la fois l’épilogue de l’époque historique et le point d’entrée du film.
Ce ne serait donc pas un drame historique au sens strict mais un drame social: à la fin de sa vie, Louis Delpierre continue de payer à la société ce qu’elle lui a fait subir quand il était enfant.

En février 2003, j’envoyai à Sophie Révil un premier synopsis intitulé provisoirement ou définitivement Canaille!
Puis, il ne s’est plus rien passé jusqu’en septembre 2004, soit dix-huit mois plus tard. Je n’ai gardé aucun souvenir des raisons de cet arrêt brutal – en février 2004, j’écrivais par mail à Sophie qui m’avait proposé entretemps de faire l’adaptation pour le cinéma de La promesse de l’aube de Romain Gary [33] que je serais très heureux d’y travailler, « à moins que Canaille! ne se relance d’une manière ou d’une autre ». Preuve que le projet des petits bagnards était bel et bien enlisé mais je suis incapable de dire pourquoi.
Je ne me souviens pas qu’un désaccord artistique put en être à l’origine et j’aurais tendance à mettre cette longue relâche sur le compte d’une conjonction d’événements: la direction de la fiction de France 3 se trouvait alors dans une phase compliquée, tandis que ma productrice et moi-même étions débordés par de multiples projets – de mon côté, je venais notamment d’entamer l’adaptation du conte musical Émilie Jolie en long-métrage d’animation [34].
Quoiqu’il en soit, les Vauriens n’ont réapparu qu’en septembre 2004, sous la forme d’un synopsis V2 qui conservait en les développant les grandes lignes de la V1; puis, le projet s’arrêta à nouveau et je livrai la Version 3 du synopsis, fortement remaniée, en février 2005 seulement.
Je m’expliquerai plus loin sur la nature des ces changements et les échanges avec Sophie Révil qui ont permis à l’histoire de trouver sa véritable dimension.
En mars, le projet était enfin lancé, je m’apprêtais à partir en repérages à Belle-Île en Mer, et il avait fallu pour cela deux ans, presque jour pour jour.


 

4. LES REPÉRAGES

Suivant le conseil de Jacques Bourquin, je me rendis d’abord aux Archives départementales de Vannes (Morbihan) pour consulter les dossiers des pupilles de Belle-Île. Nous avions dû en faire la demande officielle et celle-ci ayant été acceptée, j’étais favorablement attendu et je pus avoir accès sans difficultés à tous les documents.
J’avoue qu’en saisissant le premier dossier, au sommet de la pile que l’archiviste venait de déposer sur ma table, une forte émotion m’a saisi, c’était le moment de vérité. Je n’avais aucune raison de douter du sérieux de mes sources, ni de celle de Danan ni de celle de Roubaud. Mais Raoul Léger allait beaucoup plus loin dans l’intime, il ne rendait pas compte d’une enquête, aussi scrupuleuse fût-elle, il racontait une expérience personnelle vécue dans sa chair; or le monde des colonies pénitentiaires avait été celui de l’omerta la plus absolue à tous les niveaux: politique, administratif, médical, familial, jusqu’aux pupilles eux-mêmes et, des décennies après, il avait pu être tentant de refaire l’Histoire en lui donnant un tour plus dramatique et romanesque.

J’ouvrai le premier dossier d’un petit pupille. Puis un autre. Puis encore un autre. Ces dossiers étaient accablants.
D’autant plus accablants qu’ils émanaient de la direction de la colonie et que les commentaires qui y étaient portés en belles lettres cursives tracées au plumier étaient de la main du directeur ou de son adjoint.
Les enfants étaient sans cesse punis pour une broutille, toute occasion était bonne pour retenir une amende sur leur pécule, les priver de matelas ou de nourriture, les envoyer pendant des heures interminables au « piquet [35]« , au « peloton [36]« , au « Bloc [37]« , au « bal [38] » ou pire, en cellule 19 [39].
Les commentaires étaient détachés, froids et d’une futilité confondante:

– a mordu dans son fromage avant de manger sa soupe
– a parlé au réfectoire
– a posé de façon inadéquate son béret sur sa tête
– met de la mauvaise volonté au ramassage du sable
– a fait parvenir un billet à un autre pupille
– n’a pas rangé son barda
– s’obstine à uriner au lit
– a ri sans raison valable
– s’est levé de sa place sans permission
– a répondu avec insolence

Ces délits, considérés comme les moins graves, valaient déjà aux pupilles des sanctions disproportionnées.
Les délits punis du « bal » ou de « la 19 » étaient les dégradations volontaires, les vols aux provisions de bouche ou de matériel, le trafic de cigarettes (qui permettent pourtant d’acheter les gaffes [40] qui en sont donc complices, la cigarette étant l’unité monétaire des colonies), la simulation de maladie, les menaces à l’égard du personnel, la « pédérastie » et naturellement, les tentatives d’évasions.
Pour les évasions, la règle était simple: la troisième tentative équivalait à être automatiquement expédié à la colonie d’Eysses, à côté de laquelle celle de Belle-Île passait pour être un centre de vacances.

Belle-Île est une colonie qui a deux activités principales: elle forme des futurs marins destinés ensuite à intégrer des équipages qui vont pêcher le thon jusqu’en Espagne – mais seuls les pupilles bien notés y ont droit; et elle fabrique des pièces d’accastillage et procède au ravaudage des filets de pêche, travaux qui se tiennent dans les ateliers de la colonie.
Le ramassage du sable (destiné à la construction) et le travail dans les champs sont des activités plus ponctuelles.
La cadence est de douze heures par jour, 6 jours sur 7 sauf le dimanche et, hormis les jours fériés du calendrier catholique, il n’y a pas de vacances. Le salaire d’un pupille est de 25 centimes/jour. Pour une peccadille, on lui retient 10 francs sur son pécule, soit 40 jours de travail.

Sur les fiches personnelles des pupilles, les appréciations vont de « bon/très bon élément qui s’est amendé » à « pervers inamendable » [41].
Les bons éléments se trouvent soit chez les enfants qui font profil bas et sont les jouets des autres, soit chez les caïds qui collaborent étroitement avec l’administration: ils informent, ils dénoncent, ils assurent l’ordre au réfectoire et au dortoir; en échange, ils reçoivent une ration de nourriture et de vin plus importante, ils sont dispensés des travaux les plus pénibles et sont libres de régner en maîtres sur les autres colons (racket, esclavage, harem etc.).
La colonie entière fonctionne sur le principe du caïdat et ceux qui refusent de s’y soumettre ou qui croient pouvoir aller se plaindre sont harcelés, dérouillés, violés et parfois tués.
Pour échapper à cet enfer, les issues sont peu nombreuses: l’évasion [42] (presque toujours vouée à l’échec), le suicide, le placement volontaire à l’isolement, les mutilations pour aller à l’infirmerie ou mieux, à l’hôpital – un enfant qui s’était enfoncé des clous rouillés dans le genou perdit la jambe, un autre s’allongea nu plusieurs heures dans la neige et en mourut, un autre se frotta les yeux avec des linges infectés et perdit la vue.
Ce milieu était si dur qu’un enfant, gêné par un panaris qui le faisait souffrir et qu’on ne soignait pas, prit une serpette à l’atelier et se trancha le gros orteil.

Le pupille malade suit un parcours établi: il est d’abord soupçonné de faire du chiqué pour tirer au flanc; si la maladie persiste néanmoins, il est envoyé à l’infirmerie où il n’y a ni infirmier, ni médecin, ni matériel – une bonne pharmacie consiste en eau chaude, eau froide, quinine, gnôle (fortifiant) et opium (anesthésique); si la maladie évolue défavorablement, le malade a parfois la chance d’être envoyé à l’hôpital mais le plus souvent, il reste à la colonie jusqu’à l’agonie; quand le décès est inévitable, il est transféré à la « Chambre des morts » – les colons connaissent l’existence de cette chambre, celui qui y est transféré sait donc qu’il va mourir; cette chambre est contiguë à l’atelier où on fabrique les cercueils, ce qui est bien pratique.
Après son décès, il est enterré dans une fosse commune sans cérémonie et non pas au cimetière comme on le fait croire à sa famille (quand il en a une).

Durant les deux jours que je passai aux Archives, il est en effet fréquemment arrivé que je voie au dossier d’un pupille la mention « DÉCÉDÉ »: la cause de la mort était toujours le fait d’une maladie (souvent la tuberculose, pudiquement notée « angine de poitrine »), d’un regrettable accident, ou par la faute du pupille lui-même (suicide, automutilation, imprudence, bagarre, tentative d’évasion…).
On n’y relevait jamais que c’était des suites de malnutrition ou d’épuisement, d’une camisole trop serrée qui avait conduit à l’étouffement (notée « congestion »), d’un problème de santé volontairement ignoré, de mauvais traitements ou de coups infligés par un moniteur (surveillant).

On ne se précipite pas pour être moniteur en colonie pénitentiaire car le métier est mal payé et dangereux, certains y laissent leur peau, aussi le recrutement est peu regardant sur le profil des candidats et c’est la lie de la société adulte qui incarne et exerce l’autorité. Les moniteurs sont des brutes illettrées, d’anciens matons, gendarmes, policiers, militaires, le plus souvent alcooliques, que leurs vices ont chassé de leur corps d’origine.
C’est dans leurs dossiers, parce que destinés seulement à être consultés en interne ou à la demande de la hiérarchie, qu’on trouve trace de « fautes lourdes » et des sanctions prises à leur encontre.
L’un d’entre eux s’est rendu coupable « d’excès de zèle » en jetant un seau d’eau glacée sur un pupille malade sous prétexte de lui faire tomber la fièvre. Il s’agit en réalité d’un petit tuberculeux qui décède dans la nuit. Le moniteur, qui était ivre au moment des faits, est condamné à 25 francs d’amende avec sursis, conformément au règlement.
Un autre, au contraire, qui a dénoncé un plan d’évasion se voit octroyer 20 francs de récompense et un litre de vin, conformément à l’usage.
Ces deux exemples édifiants se trouvent dans le film.

À la fin du 2ème jour, en refermant le dernier dossier, je savais que le récit de Raoul Léger était la pure vérité. Quant à l’enquête de Louis Roubaud, tout y était authentique, j’avais même pu retrouver les dossiers de pupilles qu’il interrogeait ou citait dans Les enfants de Caïn: Coutanzeau, Hutin, Germon, Goiffier, « Le Giron [43]« …
Pour les montrer à ma productrice et pour qu’on les reproduise éventuellement dans le film, j’ai demandé à l’archiviste si je pouvais emporter des photocopies de quelques dossiers mais c’était hélas interdit car ils étaient nominatifs et le délai légal de 70 ans n’était pas révolu. Je n’insistai pas. Puis, il réfléchit et me donna finalement son accord à condition qu’il barre les noms des pupilles au feutre et que je fasse preuve de discrétion sur cette entorse à ses obligations [44].
Bien des années après, je n’ai pas oublié cette marque de confiance.

À Belle-Île en Mer, j’ai rencontré l’historien Louis Garans. Père de dix enfants, il était chaleureux, authentique, et sans être bellilois de naissance (il était arrivé en 1965), il connaissait Belle-Île mieux que quiconque.
Sa documentation sur la colonie surtout était pléthorique et c’est avec lui que les décors, les costumes, les accessoires, mille objets, usages ou rituels auxquels je n’aurais jamais pensé sont devenus vrais [45]. J’en fis des photos et des photocopies qui furent ensuite transmises aux équipes du film qui les reproduisirent à l’identique [46].
Louis Garans m’apprit aussi un fait curieux qu’il ne s’expliquait pas et, me dit-il, que les intéressés ne s’expliquaient pas eux-mêmes: beaucoup des anciens petits bagnards de Belle-Île étaient revenus y vivre à l’heure de la retraite ou de leur mort! J’ai intégré ce paradoxe dans le scénario quand Ana interroge Favart sur le choix de son père de revenir s’établir dans l’île (scène 17):

ANA
Quelle d’idée d’acheter une maison à Belle-Île…! Il n’en était pas dégoûté?

ROBERT FAVART
Ça, c’est le mystère… Moi, c’est pareil: je suis revenu dès que j’ai pu…

J’ai consacré les 4 jours restants à repérer les décors [47], en commençant bien sûr par la colonie maritime que je trouvai désaffectée, abandonnée et murée. Il faut croire que nul n’avait eu l’envie de réhabiliter les sinistres bâtiments et il était impossible d’y envisager le tournage. Mais je me fis une idée de la topographie et de l’espace, et à l’extérieur des murs, je retrouvai le tunnel creusé sous la roche qui menait par un escalier en pierre à la plage où les colons exécutaient la corvée de sable.
Je me rendis ensuite à la colonie agricole de Bruté: elle avait été transformée en colonie de vacances et les bâtiments étaient donc propres et intacts; j’ai pensé que c’était une alternative possible pour le décor principal et je suis entré dans la cour pour faire des photos: aussitôt, deux types me sont tombés dessus, le site appartenait au Ministère de la Justice, il fallait des autorisations etc.
Ça s’est arrangé après que j’aie exposé le projet, ils étaient même emballés, mais tous comptes faits, c’est moi qui l’étais moins: Bruté avait été construite sur le modèle d’une ferme-école, son architecture et ses grandes allées plantées d’arbres évoquaient une démarche non dénuée de bons sentiments, loin de la brutalité visuelle de la colonie maritime qui était une ancienne prison.

Je repérai également les deux sites correspondant aux scènes d’ouverture (la chasse à l’enfant quand Loulou Delpierre se fait rattraper sur la plage) et d’épilogue (quand Robert Favart tombe de la falaise); pour des raisons de continuité d’action – Delpierre est arrêté juste après la mort de Favart -, je souhaitais que les deux décors soient proches l’un de l’autre et je les ai trouvés dans le sud-ouest de l’île, à la Côte Sauvage. 
Enfin, je logeais presque par hasard à la Villa de Jade [48], une jolie demeure des années 20, surplombant la mer à la Pointe Taillefer et ce lieu isolé et spectaculaire me parut idéal pour en faire la maison de Delpierre dans l’époque contemporaine.


 

5. LES VERSIONS

Dès mon retour à Paris, en mars 2005, j’écrivis une nouvelle version du synopsis (V4) qui intégrait les informations recueillies lors de mes repérages et je proposai à la production d’engager Louis Garans comme conseiller historique, ce qu’elle accepta.
La V4 fut validée par la productrice ainsi que par la chaîne et je passai aussitôt au séquencier dont je fis trois versions entre avril et mai.
En revanche, un imprévu se présenta: le film intitulé jusque-là Canaille! allait devoir s’appeler autrement. Je ne me souviens pas pourquoi le titre ne donnait plus satisfaction ou si une question d’ordre juridique s’était posée mais il fallait en changer. Le titre est toujours une affaire délicate, soit on l’a du premier coup, presque sans y penser, soit c’est une tannée à trouver. Je n’échappai pas à la règle et les versions intermédiaires du séquencier s’intitulèrent d’abord Mauvais garçons, puis Mauvaise graine puis Enfants de personne mais ça n’allait toujours pas. Je proposai Cellule 19, La jolie colonie, Pas de chance! [49] et même Dante n’avait rien vu [50], sans plus de succès. Finalement, je crois que c’est Sophie Révil, la productrice, qui proposa Les Vauriens, titre qui convenait à tout le monde et qui devint définitif.
Le séquencier (V3) ayant été à son tour validé, je passai à la continuité dialoguée dont j’écrivis 4 versions entre avril et octobre 2005.

Pendant ce temps, la pré-production avançait et il est rapidement devenu évident que le tournage n’aurait pas lieu à Belle-Île: le décor principal de la colonie ne s’y trouvait pas, les coûts sur place étaient exorbitants et les liaisons par ferry avec le continent compliquaient terriblement la logistique. J’en ai été un peu déçu, bien sûr, cela faisait plus de deux ans que je vivais avec Belle-Île et le court séjour que j’y avais passé m’avait ébloui. Mais je dus me rendre à l’évidence de l’infaisabilité d’y tourner et ce changement ne modifiait l’histoire en rien.
Le décor de la colonie fut finalement reconstitué, avec une grande fidélité, y compris le voilier au centre de la cour, dans une partie désaffectée de l’Hôpital Saint-Jean de Dieu à Dinan (Côtes d’Armor). Quant aux autres décors (maison Delpierre, ferme Anabelle, débarcadère etc.) ils se trouvaient dans un rayon de 40 kms autour de Dinan [51], ce qui facilita beaucoup le plan de travail.

C’est vers cette époque que Sophie, parmi d’autres réalisateurs potentiels, m’a parlé pour la première fois de Dominique Ladoge.
Nous ne nous connaissions pas mais, au tout début de ma carrière de scénariste, j’avais lu et beaucoup aimé un scénario qu’il avait écrit, intitulé Le Sagard (je ne sais plus comment ni pourquoi son script s’était retrouvé entre mes mains). J’avais vu d’autre part son téléfilm Les p’tits Lucas (2002) dans lequel il mettait déjà en scène, avec beaucoup de justesse et de succès [52], des enfants livrés à eux-mêmes par leurs parents.
J’appris plus tard qu’il avait un motif supplémentaire d’être touché par le sujet des Vauriens, son père ayant été placé à l’âge de 12 ans dans un foyer religieux pour jeunes délinquants où il avait eu à subir des mauvais traitements.

Bref, Dominique (« Dom ») semblait la personne idéale pour réaliser le film et notre collaboration débuta en novembre 2005. Le planning prévoyant un tournage en avril, il ne disposait que de quatre mois de préparation pour finaliser les repérages techniques, la reconstitution des décors, trouver son casting et obtenir une version définitive du scénario – et certainement accomplir mille autres tâches que j’ignore.
Inévitablement, nous avons dû travailler à distance mais nous partagions la même vision du film et Dom’ appréciait déjà beaucoup la version 4 dialoguée que lui avait fourni la production à son arrivée dans le projet.

Au commencement de ce mémoire, je lui ai d’ailleurs téléphoné pour l’informer que j’avais choisi Les Vauriens pour ma VAE et aussi pour qu’il me précise certains détails relatifs notamment aux décors, aux lieux de tournage etc. Ma modestie dût-elle en souffrir, il m’a dit que c’était la seule fois de sa carrière où il avait tourné le scénario tel quel, sans y changer une virgule.
Bien sûr, il exagère, ou il oublie qu’il me renvoya un certain nombre de notes et de suggestions très utiles – il est vrai qu’elles ne portaient pas sur l’histoire ou la structure. Le problème principal était que le script était trop long de 10 ou 15′ et il s’agissait de gagner en rythme en supprimant des scènes, en coupant dans certaines répliques, et de s’adapter aux contraintes du plan de travail comme de la réalité du terrain dans lesquelles Dom’ était plongé.
Pour les mêmes raisons, j’eus à réécrire/supprimer/fondre entre elles plusieurs scènes au cours du tournage, et ensuite réécrire certains dialogues qui devaient être modifiés en postsynchronisation.

Que le texte ne soit pas figé et reste vivant jusqu’au bout ne me gêne pas, c’est même souhaitable, sauf à conduire à ce que Jean-Claude Carrière appelait le scénario utopique [53], mais à condition que ce soit le scénariste qui continue de l’écrire; mes rapports de grande confiance avec Dominique Ladoge ont permis que ce travail ne m’échappe pas (c’est loin d’être toujours le cas) et il m’accueillit très chaleureusement sur le tournage quand je vins y passer quelques jours.

Nous avons peaufiné ensemble la V5, dite version tournage [54]: datée du 23 mars 2006, elle n’a été achevée que quelques jours à peine avant le tournage qui a débuté en avril, comme prévu.


 

6. LES PERSONNAGES

  • CARACTÉRISATION

Pour en revenir à la genèse des personnages, après mes repérages et la lecture du dossier des pupilles, l’hypothèse d’adopter le point de vue de Louis Delpierre était devenue pour moi une évidence. Et puisque le récit se construirait sur deux périodes, puisque je voulais montrer comme ce passé sordide et médiéval était récent, et puisqu’il était impossible à mon sens d’avoir un point de vue différent dans chacune des deux époques, Delpierre se trouverait à la fois dans le passé et le présent, à l’âge de 12 et 80 ans.

J’avais depuis longtemps mon intrigue principale: l’amitié de deux petits colons, Delpierre et Favart, qui s’achevait tragiquement par la mort du second lors de leur évasion collective. Mais c’est l’obligation de conserver le même point de vue, c’est-à-dire le même personnage, dans les deux époques qui a fait naître l’intrigue secondaire: désormais âgé, au seuil de la mort car frappé d’une maladie qui le condamne à brève échéance, Louis Delpierre invente un stratagème pour retrouver sa fille Ana qu’il n’a jamais connue.
Ainsi, il lui racontera l’histoire, son histoire, celle des petits bagnards de Belle-Île en Mer.

ANA BISSON, 35 ans, (LAURENCE CÔTE) est juge pour enfants; quand elle naît, son père Louis Delpierre est incarcéré, ayant écopé d’une lourde peine pour des cambriolages à répétition. Quand il sort de prison des années plus tard, la mère d’Ana a disparu dans la nature avec sa fille, autant parce qu’elle ne pardonne pas sa conduite à son ex-mari que pour soustraire Ana à sa mauvaise influence.
Ana grandit donc dans une famille monoparentale où l’image du père est non seulement absente mais niée – au mieux, cette image existe-t-elle dans l’esprit d’Ana comme celle de l’homme qui a fait le malheur de sa mère, un voyou qui n’a jamais travaillé de sa vie, devenu celui-dont-il-ne-faut-pas-prononcer-le-nom, nom que d’ailleurs elle ne porte pas puisqu’elle a choisi celui de sa mère.
Cette dernière attendra que sa fille ait 14 ans pour lui révéler que, contrairement à ce qu’elle lui avait fait croire jusque-là, son père n’est pas mort. Plus tard, Ana fait son droit et sa profession de juge pour enfants ne peut être vue que comme un contrepied autant à la vie délinquante de son père qu’à l’absence de lui dont elle a souffert.
Voilà pour la back-story.

J’écris systématiquement la back-story de mes personnages principaux, même si elle n’est pas forcément visible dans le film; je m’en sers pour savoir d’où ils viennent et où ils en sont de leur trajectoire quand l’histoire commence – naturellement, il en reste toujours quelque chose de plus ou moins tangible à l’écran, qui peut même se réduire à un simple détail, mais qui est essentiel dans la caractérisation du personnage (comme dans la vraie vie où nous sommes caractérisés par tout ce qui nous a forgés depuis notre premier cri mais qui ne saute pas d’emblée à la vue des autres lorsque nous les croisons).
Dans Les Vauriens cependant, la back-story est explicite car sans elle, il n’y a pas de film: pour voir sa fille avant de mourir, Louis Delpierre simule son propre décès et lui fait connaître la nouvelle par le coup de fil d’un prétendu notaire (probablement lui-même mais nous n’en savons rien): le père défunt laissant une maison en héritage à Belle-Île en Mer, le notaire fixe à Ana un rendez-vous sur place pour en régler la succession.
Quand elle débarque, il n’y a évidemment pas de notaire mais un vieux monsieur qui se présente comme étant Robert Favart, le voisin et meilleur ami de feu son père. Du fait de leur longue amitié, il a les clés de la maison de Louis Delpierre qu’il peut faire visiter à la jeune femme.
En d’autres termes, l’élément déclencheur du film [55] – c’est-à-dire le coup de fil initial du prétendu notaire -, se trouve avant le film, ce qui est assez inhabituel puisque le déclencheur est en général placé dans le premier quart d’heure du film [56].

En revanche, le scénario n’explique pas comment Louis Delpierre a trouvé le moyen de contacter Ana après toutes ces années car il m’aurait fallu pour cela monter ce qu’on appelle une usine à gaz pour un résultat sans doute peu probant.
Parmi les options non retenues:

– Delpierre tombe sur un article de journal qui relate une affaire d’enfant criminel, affaire instruite par la juge Ana Bisson au Tribunal de *** (une ville que j’imaginais être Nantes).
– il charge un détective privé de la retrouver.
– son ex-femme, la mère d’Ana, reprend contact avec lui (pour des raisons restant à déterminer mais qui supposaient de créer une intrigue secondaire dans l’intrigue secondaire).
Etc.
J’en parle à dessein car ce qui procure de l’émotion est toujours le pourquoi et non pas le comment: le vieux Delpierre, quelles que soient ses erreurs passées, se réhabilite dans son désir irrépressible de voir sa fille pour la première et la dernière fois de sa vie; si c’est réussi, le spectateur est emporté par l’enjeu du personnage et réagit comme Ana à la fin du film quand elle dit à son père (scène 75):

– Tu as bien fait.

Au contraire, si le spectateur se demande comment diable Delpierre a réussi à retrouver la trace de sa fille quarante ans après, c’est que quelque chose cloche dans le scénario.
J’avoue que la question ne m’a jamais été posée.

Si le mobile de Delpierre était certes tardif mais noble et légitime, restait la question fondamentale de celui d’Ana: pourquoi acceptait-elle d’assumer la succession de la maison de Belle-Île en Mer, maison ayant appartenu à ce père honni et même rayé de la carte?
Deux hypothèses étaient plausibles:

– elle venait, avec ou sans états d’âme, toucher le fruit de son héritage.
– elle venait chercher les réponses aux questions qu’elle se posait sur ses origines.

Sans surprise, c’est la seconde hypothèse que j’ai retenue quoique la première aurait été également intéressante mais inévitablement guidé son personnage et le film dans une autre direction. 
Pourtant, il n’est jamais fait mention dans le script des motivations d’Ana: pourquoi est-elle venue à Belle-Île? est une question qui n’est ni soulevée ni résolue – or son père aurait pu la lui poser; ceci nous ramène à la back-story: le spectateur n’a pas obligatoirement besoin de savoir ce que le scénariste sait, il faut lui laisser la faculté de déduire par lui-même, y compris s’il n’en a pas vraiment conscience: dès son entrée dans la maison de son père, Ana s’intéresse aux photos des petits colons accrochées aux murs et pose des questions à ce Delpierre qu’elle croit être le meilleur ami de son père (séquence 5).

Voilà comment le récit se construit de façon fluide et amène naturellement aux flash-backs de la colonie. On ne peut que penser, sans nécessité de le verbaliser dans des dialogues, qu’Ana revient aux sources d’elle-même et non pas pour toucher son héritage.

Sa caractérisation peut sembler simple, voire simpliste, on ne sait presque rien d’elle, en particulier de sa vie personnelle: est-elle en couple, avec ou sans enfants, est-elle célibataire avec trois chats, vit-elle à Paris ou dans une autre ville? Le scénario ne le dit pas. Nous savons seulement qu’elle est juge pour enfants et qu’elle a été élevée par sa mère.
Sauf que dans mon premier synopsis, j’avais pris le parti exactement inverse et nous suivions Ana dans deux intrigues secondaires: l’une racontait le parcours d’un enfant accusé de meurtre et dont elle instruisait l’affaire (avec rigidité d’abord puisqu’elle se déclarait ouvertement favorable aux lois Perben avant de tourner casaque à la fin du film, ce qui était une façon pour moi d’en faire la critique en creux); l’autre était une histoire d’amour naissante entre Ana et un garçon nommé Sébastien, romance qui se concrétisait à la toute fin.
Quand je relis ce texte initial, je me demande quelle mouche avait pu me piquer et si je n’étais pas frappé du syndrome dit de la série à héros récurrent. J’avais fait mes premières armes de scénariste dans ce type de programmes (séries Chère Marianne, L’instit’, Femmes de loi, Groupe Flag) qui m’a beaucoup appris mais dont la nature suppose la multiplication des enjeux, donc des intrigues secondaires, et un recours parfois excessif au romanesque.
Il faut bien avouer que mon premier synopsis des Vauriens tenait davantage de l’épisode de série que d’un téléfilm unitaire: la période contemporaine occupait la plus grande partie du récit et l’histoire des pupilles, reléguée au second plan, en devenait presque anecdotique, loin de nos ambitions de départ.
Ici encore, je veux rappeler l’importance du producteur dans le processus d’écriture, en particulier au moment délicat où le récit, les personnages, la construction se cherchent: Sophie Révil me demanda de recentrer l’histoire autour des petits bagnards et d’inverser surtout le rapport de durée entre les deux époques, ce qui fut fondateur.

Dès la version suivante, Ana n’était plus l’héroïne du film, l’enfant criminel avait disparu et avec lui, Sébastien. Il ne restait de ces intrigues que de rares vestiges: au début du récit, on voyait Ana exercer difficilement ses fonctions de juge pour enfants au tribunal de Nantes tandis qu’elle formait avec un certain Matthieu un couple dans la tourmente. Son départ, seule, à Belle-Île s’apparentait alors à une fuite, le décès de son père servant de prétexte à un besoin de recul, de faire le point.
Cette structure a perduré jusqu’à la version 4 de la continuité dialoguée; entretemps, le réalisateur était arrivé dans le projet, la prépa était bien engagée, et on me demanda de supprimer les séquences qui se passaient à Nantes: pour des questions de budget, la totalité du film serait tournée dans le périmètre autour de Dinan. Le personnage de Matthieu en faisait donc les frais et disparut à son tour – je fis une vague tentative de le conserver malgré tout « hors champ » et Ana et lui échangeaient quelques coups de fil où il était clair que ça n’allait pas entre eux; mais dans la version tournage, je le supprimai définitivement.
À nouveau, la contrainte budgétaire a été une occasion d’améliorer le scénario: en privilégiant un lieu unique (Belle-Île, reconstituée à Dinan), le film a beaucoup gagné en cohérence, non seulement esthétique et visuelle mais psychologique car cette unité de lieu a facilité le passage d’une époque à l’autre – le saut étant uniquement temporel et non spatio-temporel.

Même si tout ou presque de la vie d’Ana n’était plus dans le scénario, j’avais bel et bien en tête sa back-story qui pour moi n’avait pas changée: au seuil de la quarantaine, pas loin du burn-out professionnel, en échec dans sa vie amoureuse, sans enfants, elle arrivait à Belle-Île en état de fragilité, presque en fugitive. Ne pas révéler ces éléments du personnage, ne pas diluer la tension dans des évènements hors-contexte, permettait de focaliser l’attention sur sa relation avec son père qui était évidemment l’axe dramatique majeur de l’époque contemporaine.
Mais j’ai réécrit le rôle d’Ana en ayant tous ces éléments à l’esprit, en renforçant notamment son attitude mélancolique qui ne la quitte pas et lui donne l’apparente fragilité que je recherchais. La dernière image du scénario (séquence 89) la montre regardant des gosses en train de s’amuser sur la plage dans la fin du jour: cette scène a une valeur cathartique, Ana est désormais en paix avec son père, elle pose un regard apaisé sur son enfance et elle peut enfin envisager de devenir parent à son tour.

Un personnage de fiction est comme un iceberg: la plus grande partie de ce qui le caractérise se trouve sous la surface – si cette partie n’a pas été pensée et construite, il ne peut que partir à la dérive.

L’autre aspect majeur du personnage d’Ana est que si le scénario se situe bien du point de vue de Louis Delpierre, qui en est aussi le narrateur, c’est pourtant à elle que le spectateur s’identifie car elle est le seul personnage contemporain du film, elle incarne l’époque dans laquelle nous sommes et elle est de ce fait la plus proche sociologiquement du public. Ceci peut expliquer la direction que j’avais prise dans la première version du récit car je m’identifiais moi aussi à Ana et il m’apparaissait logique qu’elle en soit le personnage principal.
C’est mon travail sur Les Vauriens qui m’a fait comprendre que le personnage qui porte le point de vue et celui auquel on s’identifie peuvent être distincts: en tant que spectateur, je le savais pourtant déjà – Amadeus [57] est raconté du point de vue de Salieri et c’est à Mozart que l’on s’identifie – mais en tant que scénariste, je l’ignorais. J’en ai pris conscience lors de la première projection des Vauriens, j’étais très frappé de la place considérable qu’Ana occupait visiblement à l’écran alors qu’elle n’apparaissait objectivement que dans 14 séquences sur 90 (soit 15% du script) avec d’ailleurs une relative économie de répliques puisque c’est surtout Delpierre qui raconte.  

Pour le duo des enfants, mes héros, LOUIS « LOULOU » DELPIERRE, 12 ans, (JEAN SENEJOUX) et ROBERT FAVART, 13 ans, (FRÉDÉRIC PAPALIA), j’ai choisi une caractérisation inspirée des buddy movies qui consiste à les rendre non pas opposés mais à la fois dissemblables et complémentaires.
Loulou est plus jeune d’un an que Favart, il sort de l’enfance quand son ami est déjà solidement installé dans l’adolescence, prétendant même avoir déjà couché « des tas de fois » avec des filles; le premier est blond [58], fluet, naïf et timide, tandis que le second est brun, costaud, bagarreur, grande gueule et rompu à tous les codes de la colonie.
Malgré ses qualités de petit dur et sa réputation de « roi de la belle » [59] qui lui permettent de se faire respecter, Favart n’est cependant pas un caïd car il aurait été plus difficile pour moi d’en faire un héros sympathique – or, il était indispensable dans ce monde de crapules de ne pas en faire une crapule lui-même.
Un événement va sceller l’amitié des deux garçons: dès son arrivée au bagne, Loulou se dénonce à la place de Favart, en plaidant son ignorance du règlement dans une affaire de cigarettes; leur complicité se renforce encore quand ils découvrent qu’ils sont « pays », venant tous deux de la région de Rennes.

Le film étant du point de vue de Loulou, on fait sa connaissance quand il fugue de chez les paysans où sa mère l’avait placé, ce qui lui vaut d’être arrêté pour délit de vagabondage et conduit d’office à la colonie de Belle-Île.
C’est donc avec Loulou que nous entrons pour la première fois dans la maison des supplices et notre regard passe forcément par le sien puisque, comme lui, nous ne savons rien de cet endroit.

Favart qui va se faire son protecteur doit, comme au spectateur, tout lui apprendre: ainsi, les informations relatives au fonctionnement de la colonie nous parviennent de façon naturelle puisqu’elles sont destinées à Loulou. Si le scénario avait montré les deux protagonistes déjà pensionnaires du bagne et familiers des règles qui le régissent, ces informations auraient été infiniment plus difficiles à délivrer, conduisant à des dialogues artificiels et peu crédibles parce que purement informatifs.
C’est encore le point de vue qui nous amène à rester avec Loulou quand les deux héros se séparent, au milieu du film (séquence 49), après leur première évasion: on découvre ainsi sa mère et le modeste logement où elle vit avec un boucher alcoolique. Plus tard, on suit Loulou dans son parcours après la mort de son ami Favart, on assiste à son adoption par Anabelle Guilvech, puis à son départ pour la guerre à l’âge de 17 ans – avant qu’on ne découvre à la fin du film le subterfuge qu’a employé Louis Delpierre pour cacher à Ana qu’il est son père.

Je l’ai dit précédemment, le journaliste Alexis Danan est incarné dans le film et j’ai longtemps pensé qu’il serait mon héros. S’il est finalement devenu un personnage secondaire, il n’en reste pas moins celui dont l’influence est la plus grande sur le destin des autres protagonistes, comme Danan l’a été dans la réalité. Dans le récit, il s’appelle PAUL ALEXIS, 40 ans, (LAURENT LUCAS) mais se présente d’abord sous le nom d’Albert Ferrandi, prétendument directeur d’une conserverie de Lorient et de passage à Belle-Île pour y recruter des pupilles.
C’est évidemment un stratagème pour cacher sa véritable identité, celle d’un journaliste venu enquêter sur les conditions de vie des enfants au sein de la colonie. Dans le film, on sait peu de choses sur ce Paul Alexis et je dois avouer que je n’en savais guère plus tandis que j’élaborais son personnage: dans L’épée du scandale, Alexis Danan se montre d’une très grande pudeur à l’endroit de sa vie privée, c’est une autobiographie dans laquelle il parle rarement de lui autrement qu’en reporter, à l’exception notable de la perte tragique de son enfant et de son adoption ensuite d’un pupille.

Quelle démarche devait être la mienne? J’étais très mal-à-l’aise avec l’idée de lui inventer une vie de famille, ou une femme qui l’attendait à Paris, ou un divorce récent, ou un statut de célibataire, le respect que j’éprouvais pour le vrai Alexis Danan m’empêchait en quelque sorte de trahir la discrétion dont il avait souhaité s’entourer.
Surtout, j’étais convaincu que son personnage à l’écran serait plus fort et romanesque s’il gardait une part de mystère – ce parti-pris me semblait d’autant plus cohérent que Paul Alexis entrait dans le film déjà dissimulé sous une fausse identité, qu’il ne révélait la vérité qu’à Loulou, et seulement pour les besoins de son enquête.
Voilà: il était un enquêteur infiltré qui remplissait une mission, repartait une fois celle-ci accomplie, et dont peu importait la situation affective et personnelle, au sens où le grand reportage était toute sa vie. J’étais, je le suis toujours, persuadé que c’était le cas d’Alexis Danan.

Pour toutes ces raisons, je me suis également interdit l’histoire d’amour – que le spectateur verrait certainement comme inévitable, ce qui était à mes yeux un motif supplémentaire qu’elle n’ait pas lieu – entre Paul Alexis et ANABELLE GUILVECH, 30 ans (CONSTANCE DOLLÉ).
Anabelle est une jeune femme très jolie, maraîchère, veuve d’un mari perdu en mer, sans enfants, non remariée, et libre. Pour arrondir les fins de mois, elle loue une chambre dans sa ferme où Paul se retrouve à résider pendant son séjour dans l’île et elle a le coup de foudre pour lui.
L’attirance qu’il a pour elle est plus délicate à cerner, il reste toujours sur la réserve et quand à la fin du film il rentre à Paris (sans doute définitivement), c’est elle qui l’embrasse sur le quai et non lui – il ne refuse pas son baiser mais c’est un baiser chaste, presque poli comme s’il ne voulait pas la froisser.

L’épilogue nous apprend qu’en effet, Paul n’est jamais revenu à Belle-Île; il est logique qu’il n’ait pas brusquement décidé de faire sa vie loin de tout (ni même, s’il n’en avait déjà une, de la refaire), un choix qui aurait impliqué au premier chef qu’il renonce à son métier de reporter. Montrer ou même suggérer le contraire dans une improbable happy-end serait passé pour un artifice de l’auteur.
D’ailleurs, ce que Paul recherche dans sa relation avec Anabelle c’est qu’elle l’aide dans son enquête: sous prétexte d’une récolte de patates à la ferme, c’est elle qui distrait l’attention des gardiens afin que Paul puisse discrètement interroger Loulou (séquence 41); c’est elle aussi qui lui fournit les informations qu’elle peut glaner à la colonie où elle se rend régulièrement pour y livrer ses fruits et légumes – notamment lorsqu’après leur première évasion manquée, Loulou finit au cachot et Favart, camisolé en cellule 19 (séquence 57).
Paul est-il cynique avec Anabelle? Il réclame son aide mais il lui cache ses véritables intentions, de même qu’il ne lui révèle jamais sa réelle identité, y compris après avoir été percé à jour par Fouchs, le directeur de la colonie.
Il faut qu’Anabelle tombe par hasard sur le brouillon d’un article signé Paul Alexis et non pas Albert Ferrandi pour qu’elle le démasque (séquence 60):

Ferrandi s’éloigne finalement vers la porte de la ferme.

ANABELLE
Paul…?

Ferrandi se retourne spontanément à l’annonce de son prénom. 

FERRANDI
Oui? (se reprenant aussitôt) Pardon ?… Pourquoi vous m’appelez Paul?  

ANABELLE
Et vous, pourquoi vous répondez? 

FERRANDI
C’est m… mon deuxième prénom, alors, parfois je…

Elle sort une petite pile de feuillets de la poche de son tablier : il s’agit d’un article intitulé « L’ESPOIR PERDU DES ENFANTS DE BELLE-ÎLE » par Paul Alexis.

ANABELLE
(le coupant gentiment)
Paul… J’ai pas fouillé! C’est… je vous apportais votre plateau et en le posant sur la table, j’ai renversé des papiers… (Ferrandi commence à sourire) …enfin, voilà, je voulais vous dire que c’est formidable, vous allez les sauver, ces enfants…! C’est… C’est… vous êtes…

Anabelle le regarde avec un sentiment presque amoureux. Ferrandi aussi est ému.

FERRANDI
Je voulais vous dire la vérité et puis…

ANABELLE
De toute façon, je m’en doutais depuis le début… Vous aviez pas l’air d’un patron…

Je ne peux pas le garantir à 100% mais je pense quand même qu’Anabelle a fouillé.
C’est pour cette raison que la réplique « Je m’en doutais depuis le début » est un élément de sa caractérisation: elle l’a aidé mais elle savait très bien ce qu’elle faisait comme elle savait que c’était au bénéfice des enfants.
Dès la séquence 39, elle marque d’ailleurs sa surprise quand le faux Ferrandi lui confie qu’on lui cache des choses à la colonie:

ANABELLE
Et puis? C’est pas votre affaire!

FERRANDI
(assez solennel)
Si, c’est mon affaire.

Un temps, Anabelle le regarde avec acuité et sérieux. 

ANABELLE
C’est vous qui me cachez des choses, Monsieur Ferrandi…

Si elle a fouillé dans les papiers de Paul, c’est-à-dire dans son intimité, c’était non seulement pour changer son intuition en certitude mais aussi à cause de la fascination qu’exerce sur elle cet homme secret.
De son côté, Paul affirme qu’il voulait lui dire la vérité mais il s’interrompt, ou bien c’est Anabelle qui l’interrompt, en tout cas on ignore pourquoi il ne lui a pas dit la vérité plus tôt: avait-il peur qu’elle le dénonce?
Cette hypothèse est tellement improbable qu’elle est impossible car elle serait en totale contradiction avec leur caractérisation à tous les deux.
Par conséquent, même si dans l’esprit du journaliste la fin justifie les moyens, il est beaucoup plus certain qu’il a cherché à la protéger, à ne pas en faire sa complice objective car découverte à son tour, Anabelle aurait inévitablement perdu sa réputation dans le pays et sa source de revenus à la colonie.

Parmi les recommandations que je prodigue à mes étudiants, l’une des plus fréquentes est de toujours s’interroger sur ce que le scénario, entre le début et la fin de l’histoire, a changé pour leurs personnages. J’ai dit plus haut de Paul Alexis, à l’instar de son modèle Alexis Danan, qu’il était celui qui avait la plus grande influence sur la destinée des autres et c’est en effet grâce à lui qu’Anabelle adopte Loulou, que Loulou ne retourne pas à la colonie et trouve un foyer auprès d’Anabelle, que le directeur Fouchs est mis à la retraite, que le surveillant Merlin est envoyé en prison, et que le sort collectif des pupilles, non seulement à Belle-Île mais dans la France entière, va s’améliorer; et à soixante-dix années d’intervalle, c’est encore Paul qui rend possible qu’Ana connaisse son père avant qu’il meure pour qu’elle puisse enfin se mettre en paix avec lui et avec elle-même [60].
Le paradoxe (ou ma contradiction) est que Paul Alexis est le seul personnage à quitter le film exactement comme il y était entré, satisfait sans doute du travail accompli mais que les événements, le scénario, n’ont changé en rien.
Est-ce une faiblesse du personnage ou est-ce sa force?
Ni l’une ni l’autre car Paul n’est qu’une interprétation du mythe du surhomme. S’il a le pouvoir de bouleverser la destinée des autres, il reste quant à lui intangible [61]: sa mission une fois remplie, il repart pour une autre mission y défendre la veuve et l’orphelin, une autre Anabelle, un autre Loulou.
En toute logique, il m’était impossible d’ajouter à Paul le drame de son enfant disparu ni d’en faire l’adoptant de Loulou [62] car, à trop charger la barque, personne n’y aurait cru – comme certains faits qui se produisent dans la réalité ne sont pas transposables à l’écran car ils sont trop irréalistes pour apparaître autrement que comme une ficelle de scénariste.
Aussi est-ce par souci de réalisme et de crédibilité que j’ai laissé à Anabelle le soin de garder Loulou auprès d’elle.

Le dernier personnage auquel il faut s’arrêter est FOUCHS, 55 ans, (RUFUS), le directeur de la colonie. Il est celui qui présente la personnalité la plus complexe car il se situe à la croisée des deux mondes, celui du dehors et celui du dedans.
Ne pas en faire le méchant de l’histoire était une priorité: je le voyais simplement comme un rouage bien huilé du système, un bureaucrate qui, de bonne foi, se trompait sur toute la ligne, qui se croyait en avance sur son temps comme un réformateur mais restait aveugle et sourd à la souffrance qui l’entourait; et dont l’Administration qu’il servait avec le plus haut sens du devoir, dans le respect absolu du règlement, le mettait finalement au rancart pour faute professionnelle lourde.
Au sein de l’encadrement, il est pourtant le seul à faire preuve « d’humanité » – cette notion est très relative vues les conditions qui prévalent à la colonie mais jamais les pupilles ne visent nommément sa responsabilité dans leurs malheurs et, quand il reçoit pour la première fois Loulou qui vient d’arriver à la colonie, il lui dit avec une compassion sincère (séquence 9):

– Chaque fois que je dois punir l’un de mes pupilles, j’ai le cœur qui saigne…

Fouchs est un ancien directeur de prison – c’était fréquent à son poste -, un homme rigide et austère doublé d’un catholique fervent; le scénario ne donne pas d’indications quant à sa vie privée mais il est facile d’imaginer qu’il n’a ni femme ni enfants et qu’il s’est marié avec la colonie comme on entre dans les ordres, son sacerdoce se nichant jusque dans les sandales monacales qu’il porte aux pieds. L’origine de son empathie non feinte est justement à rechercher dans sa foi chrétienne: il croit œuvrer pour le bien de ces (ses?) enfants qu’il aime et dont il est convaincu du caractère divin de sa mission à leur égard – qui aime bien, châtie bien [63].
Outre une statue de la Vierge présente dans son bureau, la dimension religieuse de Fouchs apparaît particulièrement quand il démasque le faux Ferrandi et qu’en retour, celui-ci le menace d’un article dénonçant les mauvais traitements subis par les enfants (séquence 59):

FOUCHS
J’ai ma conscience pour moi et j’agis sous le regard de Dieu…

FERRANDI
Ben voyons…! Si Dieu existe, il est très mal informé…

FOUCHS
Vous êtes un marxiste, Monsieur… Un athée… C’est votre affaire, après tout… Mais dans ce cas, vous ne pouvez pas avoir la moindre idée de la mission qui est la mienne…   

La caractérisation du directeur et du journaliste fait de leur confrontation une parabole des profonds changements que connaît alors la société française: nous sommes à l’aube des lois sociales du Front populaire [64] tandis qu’émerge la presse d’investigation au service de ce qu’on appellerait aujourd’hui la volonté de transparence [65].
Dans la scène, Fouchs incarne l’homme d’avant, figé dans le XIXème siècle, resté fidèle aux vieux principes pédagogiques de la religion catholique, hostile à la chose écrite, en particulier la presse (un peu plus tôt dans la scène, il traite Ferrandi de « journaleux »), et bien sûr farouchement anticommuniste.
Ferrandi au contraire est un héros moderne, un homme du XXème siècle exerçant un métier nouveau, celui de reporter, peut-être agnostique mais certainement pas athée – s’il met en doute l’existence de Dieu, il ne la nie pas – et qui voit dans son travail d’enquêteur le moyen de promouvoir le progrès, la justice sociale, et de mettre fin à l’impunité des oppresseurs.

Enfin, je voudrais évoquer les deux grands « corps » de la colonie que sont les pupilles et les surveillants. Les Vauriens n’est pas un film choral et c’est même le danger qui le guettait car mes deux héros auraient risqué de disparaître dans la masse; aussi, des 70 pupilles qui composent la colonie, plus de 60 d’entre eux sont des silhouettes et 4 seulement sont caractérisés.
Inévitablement, ces derniers ne pouvaient qu’être des archétypes, des modèles clairement identifiés qu’on retrouvait forcément dans toutes les colonies: le caïd (Baviaux), le violeur (Ramalier), la victime (Le Giron), le souffre-douleur (Coutanzeau).
Les surveillants (Merlin, Rold’hom, Chaumont, Hector) forment un groupe plus homogène au sens où, Rold’hom mis à part, ils ont en commun le même abrutissement, la même violence systématique à l’égard des enfants, la même absence d’humanité [66].
Rold’hom est différent: plus âgé que ses collègues, proche de la retraite, on le voit faire preuve de mansuétude en trois occasions – il remet une gamelle de soupe à Loulou qui a renversé la sienne (séquence 12), il affecte Loulou et Favart à l’entretien du toit pour leur permettre de s’évader (scène ellipsée dont nous avons l’information plus tard), et il indique à Favart la localisation d’une barque abandonnée qui pourra servir en cas de nouvelle tentative d’évasion (séquence 62).
On apprend hélas à la fin du film que c’est aussi Rold’hom qui avait dénoncé Loulou et Favart lors de leur première évasion ratée, en échange d’une prime de vingt francs et d’un litre de vin.

Pour conclure sur les personnages, il faut dire un mot de la façon dont les pupilles s’expriment. Je souhaitais un vocabulaire réaliste et approprié à des enfants bagnards de l’entre-deux guerres, issus des classes populaires. Mais usaient-ils à la Colonie d’un argot spécifique, par exemple pour communiquer sans risques d’être découverts [67]?
S’il existe en effet des ouvrages sur le jargon des bagnards de Cayenne, celui des petits pupilles n’est pas passé à la postérité et les livres de Danan, Roubaud ou Léger ne s’y attardent pas. Quoiqu’il en soit, c’est toujours un élément difficile à utiliser dans un film: si les termes ne sont pas compréhensibles pour le spectateur, ils doivent être explicités d’une façon ou d’une autre, les dialogues s’alourdissent et perdent en naturel.
J’ai donc cherché plutôt à retranscrire un langage gouailleur, à employer des expressions aujourd’hui désuètes mais que le spectateur connait ou devine:

– Un gaffe: un surveillant (il faut faire gaffe à lui)
– Être mari et femme: être officiellement en couple
– Un Giron/Giton (pupille sexuellement exploité)
– Mon vieux, ma vieille
– Être cané
– Être à la colle avec quelqu’un
– Avoir le béguin, avoir le ticket
– C’est (drôlement) bath
– Paname
– Garanti sur facture
– Parole d’homme! (tic de langage d’un surveillant)
– Une vache: un salaud, un flic
– Ça gaze
– Prendre la vingt-et-une: être condamné jusqu’à sa majorité (21 ans)
– Un gonze: un garçon qui ressemble à une fille
– Les joyeuses
– Une cloche: un looser
– C’est bonnard
– Ça m’f’rait mal
– Tinettes: WC
– Une salope: une balance
– Y’a de l’abus!: locution de ralliement qui préfigure une révolte

 

  • ANTHROPONYMIE

La façon dont un scénariste nomme ses personnages n’est jamais le fruit du hasard, elle contribue à leur caractérisation mais, comme pour le titre du film, trouver un nom approprié, qui dit quelque chose du héros tout en sonnant juste, est parfois un vrai casse-tête. Le hasard n’a rien à y faire car soit le nom s’impose de lui-même à l’auteur dans un processus inconscient (il est alors intéressant d’en rechercher l’origine), soit au contraire le nom résulte d’une réflexion particulière, destinée à délivrer certaines informations sur celui ou celle qui le porte.
Dans les premières versions, Ana Bisson (du nom de sa mère) s’appelait Audrey Buisson. J’ai changé son prénom en Ana quand l’histoire a voulu qu’il lui ait été donné par son père en souvenir d’Anabelle qui l’avait recueilli à Belle-Île. Puis Buisson est devenu Bisson.
Ana n’a jamais connu son père, Louis Delpierre, elle ne porte pas son nom, et quand elle le rencontre enfin, il se présente à elle sous un nom d’emprunt, Robert Favart. Le sujet des Vauriens interrogeant les questions de filiation, la collision avec ma propre identité et mon rapport au père était inévitable [68]. Plus ou moins consciemment, j’ai donc pu faire d’Ana mon lointain avatar dans le film (depuis que j’ai entamé la rédaction de ce mémoire, je mesure d’ailleurs ce que ce travail peut entraîner non pas d’analyse sur soi, le terme serait excessif, mais au moins d’introspection).
Troublante aussi est l’origine du nom de Delpierre dont je n’ai réalisé que récemment que je l’avais emprunté à la première compagne de mon père [69] que j’avais connue petit – d’autre part, Paul Alexis choisit d’entrer dans la colonie sous le pseudonyme d’Albert Ferrandi, prénom de mon père (mais prénom aussi d’Albert Londres dont l’ombre planait sur le scénario).
Il est possible que j’aie eu conscience de tout cela tandis que j’écrivais le scénario mais si c’est le cas, je l’avais complètement oublié et c’est ce travail de mémoire qui le fait remonter à la surface.

Mais quant à Ana, s’appelle-t-elle Bisson au lieu de Delpierre par choix personnel ou parce que son père ne l’a pas reconnue à sa naissance? Une réplique répond à cette question quand elle apprend à l’homme qu’elle ignore être son père pourquoi elle porte le nom de sa mère (séquence 31A):

– J’exerce sous le nom de ma mère, Bisson… Delpierre, c’était pas terrible pour faire carrière dans la magistrature…

Louis Delpierre l’avait donc bel et bien reconnue, il n’avait pas manqué à tous ses devoirs, ce qu’Ana admet tacitement: elle a changé de nom pour des raisons professionnelles et pas obligatoirement par rejet de sa filiation paternelle – même si un peu plus tôt, elle avait demandé au faux Robert Favart de ne pas dire « votre papa » quand il évoquait le père d’Ana – c’est-à-dire en parlant de lui-même (séquence 18).

Les noms des autres personnages principaux répondent à des besoins différents selon les cas:

– Celui de Paul Alexis rend hommage à son modèle Alexis Danan.
– Celui d’Anabelle Guilvech évoque sa terre bretonne (et son prénom comporte le mot belle car elle est belle).
– Celui de Robert Favart a une fonction poétique (double bi-syllabe, assonances en « r », analogie phonétique avec faveur), c’est aussi un nom d’adulte qui n’est jamais réduit à ses diminutifs (par exemple, Bébert, Robie ou Fafa…), tandis que Louis Delpierre est surnommé Loulou, un nom plus doux, en phase avec sa personnalité, évoquant le monde de l’enfance dans lequel, au contraire de Favart, il se trouve encore.
– Enfin, le directeur Fouchs n’a pas de prénom mais un simple patronyme monosyllabique à son image, sec et intraitable, qui sonne comme un coup de trique.

Parmi les rôles secondaires, certains noms sont également plus signifiants que d’autres:

– Le gaffe Merlin est surnommé Pinpin par les colons car « Merlinpinpin ».
– On ne connaît pas le vrai nom du gaffe Rold’hom, ainsi surnommé car il ponctue chacune de ses phrases par « parole d’homme! ».
– Le caïd Segonzac est surnommé Baviaux parce qu’avec lui, on en bave.
– L’un des colons s’est vu nommer Trouvé par l’administration car il a été trouvé dans la rue à l’âge de deux ans (son nom comme son histoire sont authentiques).
– Un autre s’appelle Coutanzeau, en hommage au vrai Coutanzeau, interrogé par Louis Roubaud dans « Les enfants de Caïn » et inspirateur principal du personnage de Robert Favart [70].
– Le pupille Rigault dont le surnom générique de Giron caractérise le rôle que lui ont assigné les caïds (être une « femme » à leur disposition).

En dehors de Louis et de Robert, aucun des pupilles n’a de prénom dans le film. C’est voulu par l’époque où on s’appelle rarement autrement que par son nom de famille, en particulier à l’école et a fortiori en milieu pénitentiaire – cet usage que j’ai connu dans mon enfance a perduré jusqu’au début des années 80.
C’était aussi une façon de distinguer les deux héros des autres pupilles de la colonie, de les incarner plus nettement.

 

  • CASTING

J’ai longtemps regretté que le scénariste ne soit pas davantage impliqué dans l’étape du casting – exceptées quelques pointures qui ont leur mot à dire, il est rarement voire jamais consulté [71]. La raison en est d’une part que les producteurs, les diffuseurs, les distributeurs ont toujours dans la poche leur short-list de rôles principaux, et d’autre part que le casting est l’une des prérogatives principales du réalisateur. Pourtant, l’auteur partage une longue période d’intimité avec ses personnages, il a bien souvent des acteurs, des actrices en tête qui constituent sa source d’inspiration pendant l’écriture et qui l’aident à les caractériser. Pourquoi ne pas tenir compte de ses intentions dans le choix de ceux amenés à les incarner?
L’expérience venant avec les années, j’ai fini par considérer qu’il n’était pas illogique de laisser le scénariste à l’écart de cette étape, que la distribution des rôles relevait d’un équilibre subtil mêlant bien sûr l’adéquation de l’acteur avec son personnage, mais aussi sa notoriété et/ou son influence à l’instant « t » (y compris pour faciliter le montage financier du film), ses disponibilités, son entente avec le réalisateur et avec ses partenaires, et enfin le montant de son cachet relativement au coût du film.
La plupart de ces considérations échappent au scénariste et est-ce si grave?
Si je songe à Scarlett Johansson en écrivant le rôle principal féminin de mon prochain scénario, est-il absurde de prédire qu’elle ne figurera sans doute pas au générique du film? Non. Mais elle aura été mon référent, mon phare dans la nuit, elle m’aura permis de construire un personnage qu’une autre actrice interprètera à sa façon le moment venu, à partir de la caractérisation de son modèle.
À l’étape délicate du casting, l’auteur du scénario devrait donc toujours pouvoir rester un inspirateur mais sans doute pas un décideur dans un processus dont il ne maîtrise pas tous les paramètres.

Avec la productrice Sophie Révil, nous avons cependant régulièrement évoqué cette question à mesure que les personnages prenaient forme dans le scénario. Les rôles principaux (Ana Bisson, Anabelle Guilvech, Paul Alexis et Fouchs) seraient tenus par des acteurs confirmés et reconnus pour la qualité de leur travail mais pas des vedettes, tandis que les pupilles seraient par définition incarnés par de jeunes débutants.
À l’époque où rien n’était encore définitivement arrêté à ce sujet, j’étais néanmoins partisan d’avoir au moins un guest pour le personnage de Louis Delpierre dans l’époque contemporaine.
En octobre 2005, j’écrivais à Sophie:

 – Plus j’y pense et plus je me dis qu’il nous faut une guest-star pour Delpierre vieux: Michel Serrault, Jean-Pierre Marielle, Jean Rochefort, Philippe Noiret (qui refusera), ou Michel Piccoli – ou encore Michel Bouquet, voire Jacques Dufilho. »

Les discussions n’allèrent pas vraiment plus loin, assumer le cachet de l’une de ces stars impliquait automatiquement de nous priver de beaucoup d’autres choses qui manqueraient à l’écran et c’est finalement Paul Crauchet [72] qui a été engagé. Aux côtés de Laurent Lucas, Laurence Côte, Constance Dollé et Rufus, la productrice et le réalisateur faisaient le choix d’un casting solide qui ne fragilisait pas d’autres aspects du film. J’ai compris plus tard que mon idée d’avoir un guest n’était pas bonne pour ce projet, elle aurait coûté très cher pour une plus-value incertaine [73].
C’est l’équilibre subtil que j’évoquais plus haut: ce qui peut apparaître comme une décision économique est en réalité une décision artistique, en particulier pour un téléfilm en costumes dont le budget est à peine supérieur, voire souvent équivalent, à celui d’un téléfilm contemporain [74].

La difficulté principale consistait à dénicher le duo d’enfants autour duquel le film entier était construit: dans un contexte lourd (violence, sexualité, suicide…), ils devaient être capables d’incarner des victimes qui affrontaient la réalité sans s’apitoyer sur leur sort, deux petits bagnards dont on devait croire, dès leur première rencontre, à la force de la relation.
Décider de retenir Jean Senejoux (Louis Delpierre) et Frédéric Papalia (Robert Favart) parmi la centaine d’autres qui avait passé des essais était une énorme responsabilité car se tromper sur les deux comédiens, et même sur un seul d’entre eux, aurait conduit à la catastrophe; leur association, à l’image du casting tout entier, est l’une des grandes réussites du film, particulièrement saluée par les critiques et les spectateurs.


 

7. LA DRAMATURGIE

  • THÉMATIQUE

Je pars rarement d’une thématique pour raconter mon histoire et c’est le plus souvent de l’idée (le pitch dramatique) que découle la narration. Quand j’ai commencé l’écriture des Vauriens en 2003, je ne savais même pas ce qu’était une thématique! – du moins je ne me posais pas la question de savoir quelle était celle de mon scénario ni s’il importait que je puisse l’identifier. Pourtant, les épisodes de séries sur lesquels j’avais fait mes classes imposaient de se référer à une grille récapitulant les thématiques des épisodes précédents. Mais j’y voyais un outil destiné à éviter les redondances et non une alternative à la façon d’aborder le sujet du scénario. 

C’est une interview de Jean-Pierre Bacri, remontant à une quinzaine d’années, qui m’a révélé qu’une histoire pouvait naître d’une thématique et précéder le sujet: à propos de On connaît la chanson [75], il expliquait qu’Agnès Jaoui et lui avaient souhaité écrire un récit dont la thématique était les apparences. C’est donc sans idée préalable, à partir de ce simple mot de la langue française, apparences, qu’ils avaient ensuite construit leurs personnages et les relations entre eux.
J’avais vu le film à sa sortie, je l’avais adoré, et je découvrais que j’étais passé complètement à côté des intentions des auteurs! Je l’ai donc revu sous cet angle et c’était une évidence: tous les personnages affectaient, volontairement ou non, d’être ce qu’ils n’étaient pas, et la plupart des situations se révélaient ensuite différentes de ce qu’elles avaient paru d’abord.
Il n’en reste pas moins qu’il faut beaucoup d’expérience pour construire un scénario à partir d’une thématique, notion par essence très générale et difficile à manier: On connaît la chanson est d’ailleurs une œuvre singulière, un film choral, sans sujet identifiable, sans rôles principaux [76] et sans intrigue principale.

Toutefois, sans que j’en aie consciemment décidé à l’époque, la thématique qui se dégage clairement du scénario des Vauriens est celle de la parentalité.
On pourrait formuler d’autres propositions, par exemple l’injustice, la famille, l’identité, la résilience, mais elles ne seraient pas représentatives d’un enjeu commun à tous les personnages (et à l’inverse, la thématique de la paternité serait réductrice):

– le drame pour l’ensemble des pupilles est le rejet/l’absence de leurs parents (abandon, décès, maltraitance, déchéance de l’autorité parentale etc.), s’ils en avaient, ils ne se trouveraient probablement pas au bagne et il n’y aurait pas de film.

– Loulou Delpierre est rejeté par sa mère qu’il aime et par un beau-père alcoolique et violent [77]. L’annonce du décès de son père ne lui procure aucune émotion (« c’est mon vieux qu’est cané » – séquence 33). Une fois devenu père lui-même, il est incapable d’endosser un rôle pour lequel il n’a d’autre référence que le rejet qu’on lui a porté; il n’est pas impossible que son incarcération au moment même de la naissance de sa fille soit un acte manqué, un prétexte pour échapper sans se l’avouer à sa condition de parent.

– Robert Favart est orphelin, du moins on peut le penser bien qu’il ne présente pas objectivement ses parents comme décédés (il dit à Loulou: « j’ai pas de parents » – séquence 14, et « t’as de la chance d’avoir encore ta vieille, toi » – séquence 32).

– Ana Bisson n’a pas connu son père et l’a rayé de la carte mais le rôle de sa mère n’est pas innocent qui en a détruit l’image dans l’esprit de sa fille au point de lui faire croire jusqu’à l’âge de 14 ans qu’il était mort (séquence 69). Au début du film, à propos de son père, même le mot « papa » lui est insupportable (« Monsieur Favart, soyez gentil… Arrêtez de dire « votre papa » – séquence 18).

– Paul Alexis ne donne pas d’informations quant à sa vie privée mais son drame est d’avoir perdu son enfant (même si le spectateur l’ignore) et il se jette dans un combat pour l’enfance maltraitée qui fait de lui, par procuration, un père symbolique de substitution.

– Anabelle Guilvech est une jeune veuve, sans enfants. A-t-elle l’espoir de refaire sa vie, de retrouver un mari, de fonder une famille avec lui? Nous pouvons le penser mais à Belle-Île dans les années 30, elle ne peut pas en être certaine. En tout cas, elle ne laisse pas passer la chance d’adopter Loulou, certes pour le sauver, mais aussi pour devenir mère.

– Fouchs, sans le savoir, assume lui aussi son rôle comme celui d’un père de substitution auprès de ses pupilles, à l’instar de Paul et d’Anabelle, il comble un vide. Mais il est un père Fouettard (il est vrai que dans « père Fouettard », il y a père).

Dans les premières lignes de ce mémoire, j’insistais sur la nécessité pour l’auteur de s’approprier le sujet, y compris – et surtout – lorsqu’il s’agit d’une œuvre de commande. En évoquer la ou les thématiques est l’occasion de rappeler que cette appropriation se fait aussi à son insu car il a naturellement tendance à traiter les sujets qui lui sont les plus intimes, même quand ils paraissent très éloignés, voire sans rapport avec le sujet du film.
Pour ma part, les questionnements relatifs à la paternité, à la filiation, à la patronymie [78], qui m’ont en grande partie construit, se retrouvent presque toujours sous une forme ou une autre dans mes écritures.
Dans Les Vauriens, ces thématiques allaient de soi au sens où elles s’accordaient parfaitement avec le sujet mais c’était un peu plus que cela: j’étais parti de Prévert, ami proche de mon père, et je terminais par un père qui avait fui son rôle de père mais se faisait finalement (re)connaître de sa fille, laquelle avait refusé jusque-là de porter son nom et même qu’on le nomme « votre papa » devant elle [79].

 

  • STRUCTURE

Le scénario est construit sur deux périodes: l’époque contemporaine et l’époque historique, racontée en flash-backs, qui lui est subordonnée.

Le lien de subordination implique, même si l’intrigue principale se situe dans l’époque historique, que c’est l’époque contemporaine qui prévaut: en effet, si Ana ne rencontre pas Louis Delpierre dans les années 2000, il ne peut pas lui raconter une histoire située dans les années 30. Dans ce cas, il n’y a pas de film.
Le principe de cette structure est que les éléments dramaturgiques tels que la coïncidence, le déclencheur, la chute se trouvent obligatoirement dans la période contemporaine tandis que les 3 actes s’articulent autour de l’intrigue principale dans l’époque historique.

Le scénario  se décompose comme suit:

  • Séquence 1 teaser (flash-back 1934) ➛ Poursuivi par les flics et les touristes, Loulou qui s’est évadé se fait prendre. Dans la temporalité du récit, cette scène se situe à la fin de la période historique: elle reprend séquence 76 où elle retrouve sa place dans la continuité puis se prolonge, montrant Loulou parvenant finalement à échapper au gendarme. Elle n’est donc pas un moment du prologue mais un teaser qui donne à imaginer la suite, dans un contexte poignant de chasse à l’enfant.

  • Séquences 2 à 5 (contemporain) ➛ Ana Bisson arrive à Belle-Île, le prétendu notaire n’est pas là et le prétendu Robert Favart (en fait, Louis Delpierre, le père d’Ana) lui fait visiter la maison. Il lui raconte l’enfer de la colonie.

  • Séquences 6 à 16 (flash-back) ➛ Loulou fugue et se retrouve à la Colonie de Belle-Île, il noue amitié avec Robert Favart qui l’affranchit des usages. Il rencontre Anabelle Guilvech qui vient livrer des fruits et légumes.

  • Séquences 17 à 31A [80] (contemporain) ➛ Ana reste dîner et dormir sur place, faute d’hôtel. Son père, atteint d’une maladie incurable, est pris d’un accès de toux mais insiste pour poursuivre son histoire.

  • Séquences 19 à 29 (flash-back) ➛ Arrivée à la Colonie du faux Albert Ferrandi, en réalité Paul Alexis un journaliste. Il loge chez Anabelle dont il fait la connaissance. Loulou dérouille le caïd Baviaux et se retrouve au Bloc.

  • Séquence 30 (contemporain) ➛ Scène de transition destinée à faciliter l’ellipse.

  • Séquences 31 à 42 (flash-back) ➛ Loulou et Favart forment des projets d’évasion, puis sont de corvée patates chez Anabelle. Le journaliste en profite pour interroger Loulou. Le pervers Ramalier viole le Giron. Loulou apprend que son père est mort.

  • Séquences 43 à 44 (contemporain) ➛ Scènes de transition destinées à faciliter l’ellipse et à faire monter le suspense au sujet de l’évasion imminente des deux héros.

  • Séquences 45 à 68 (flash-back) ➛ Loulou et Favart s’évadent mais Loulou, qui est retourné chez sa mère, est dénoncé par elle et se retrouve au bagne. Favart le rejoint, dénoncé lui aussi, et ils écopent de lourdes peines de cachot. Le journaliste pense pouvoir les faire libérer mais il est démasqué par Fouchs. Anabelle qui a deviné elle aussi la véritable identité du faux Ferrandi est résolue à l’aider. Favart sort enfin du cachot, le gaffe Rold’hom lui révèle l’existence d’une barque échouée quelque part dans l’île. Le Giron décède après que le gaffe Pinpin ait jeté sur lui un seau d’eau glacée.

  • Séquences 69 à 70 (contemporain) ➛ Confidences entre Ana et Delpierre au sujet de la mère d’Ana. Delpierre évoque l’évasion collective non préméditée des pupilles de Belle-Île.

  • Séquences 71 à 74 (flash-back) ➛ Une énième injustice provoque la révolte des enfants qui prennent le dessus sur les surveillants et s’évadent. Loulou et Favart trouvent la barque mais elle est difficile d’accès au pied d’une falaise. En essayant de l’atteindre, Favart tombe dans le vide et se tue.

  • Séquence 75 (contemporain) ➛ Ana comprend que l’homme qu’elle prend pour Robert Favart est son père, Louis Delpierre.

  • Séquences 76 à 81 (flash-back) ➛ Loulou est repris par les gendarmes (suite de la scène 1) mais parvient à leur échapper et se réfugie chez Anabelle qui décide de l’adopter. L’article de Paul Alexis est sorti et le Ministre se rend en personne à la Colonie, exigeant que la Cellule 19 soit murée.

  • Séquence 82 (contemporain) ➛ Scène de transition destinée à faciliter l’ellipse.

  • Séquences 83 à 87 (flash-back) ➛ Suite à l’article de Paul, une perquisition est conduite à la colonie, Fouchs est mis à la retraite d’office et le gaffe Merlin est inculpé et incarcéré. Quand Paul repart définitivement pour Paris, Anabelle l’embrasse sur le quai.

  • Séquences 88 à 89 (contemporain) ➛ Delpierre termine son histoire: à 17 ans, il s’est engagé dans la Résistance mais à son retour à Belle-Île, Anabelle s’était remariée et avait quitté l’île. Delpierre s’est fait alors cambrioleur et n’a pas su changer d’état, même quand sa fille Ana est née. Il s’endort. Ana sort dans le jardin et voit des enfants qui jouent sur la plage.

En dépit de la prévalence de la première sur la seconde, la période contemporaine représente 18% des scènes et la période historique 82%.
Aussi, l’intrigue principale se trouve forcément dans la période historique tandis que la période contemporaine remplit deux fonctions: l’une est dramaturgique pour ancrer le point de vue du film dans la réalité d’aujourd’hui, l’autre est structurelle pour faciliter les ellipses.
Le choix d’un récit à deux temporalités recourant aux ellipses présentait un autre avantage, celui de ne pas verser dans une Chronique de la Colonie pénitentiaire de Belle-Île en Mer en 1934; le va-et-vient entre les deux époques permet une compression du temps « à la demande », c’est-à-dire une accélération de l’action, et j’assume que certaines scènes du contemporain n’existent que pour remplir cette fonction (séquences 30, 43, 44 et 70).
D’autre part, dans la partie contemporaine, quand Louis Delpierre annonce à Ana la survenue imminente d’un événement, il fait monter la tension dramatique et l’attente du spectateur, comme une rampe de lancement pour l’action qui va suivre.
C’est le cas à trois moments-clés du scénario:

  • à l’arrivée à la Colonie du surhomme qui se révèlera ensuite être un journaliste (séquence 31A):
    – un jour, un drôle de type a débarqué à la Colonie… Et il a changé notre vie…

  • lors de l’imminence de la première évasion qui commence mal (séquence 44):
    – Et bing! pas de chance, Le Giron est tombé malade…

  • lors de l’évasion collective et spontanée (séquence 70):
    …elle est arrivée toute seule, figurez-vous…! On n’a même pas eu à y réfléchir…

Ce principe narratif est fréquent au cinéma (cf. Le jour se lève [81], Citizen Kane, Rashomon, Boulevard du Crépuscule, Little Big Man, Les choses de la vie, Titanic… et tant d’autres); Gilles Deleuze qui voyait le flash-back comme un procédé artificiel et conventionnel dit que « le flash-back ne s’impose que si lors de son déroulement, il contribue à modifier le présent du personnage qui le raconte. » C’est ce qui se produit dans Les Vauriens, le récit raconté par Louis Delpierre à sa fille modifie leur présent à tous les deux: le premier parce qu’au soir de sa vie, il endosse enfin son statut de père, la seconde parce qu’elle peut désormais envisager de devenir parent elle-même.

 

  • FICHE SYNTHÉTIQUE DE LECTURE

THÉMATIQUE: la parentalité.

GENRE: drame social.

SUJET: comment surmonter les traumatismes d’enfance? L’enfermement et les sévices quand on n’est coupable que d’être né? Comment pardonner à un père absent, qu’on n’a jamais connu, et dont on ne veut pas porter le nom? Comment endosser le rôle de parent quand on n’en a pas eu le modèle? Louis Delpierre, ancien petit bagnard de la Colonie pénitentiaire de Belle-Île en Mer, et Ana Bisson, juge pour enfants, sont deux écorchés vifs de la vie dont le hasard, ou plutôt un stratagème, va croiser les trajectoires pour qu’ils soient enfin en paix l’un avec l’autre.

PITCH: au décès de son père, Louis Delpierre, qu’elle n’a jamais connu, Ana Bisson se rend à Belle-Île en Mer pour régler la succession de la maison qu’il lui a laissée en héritage. Sur place, elle rencontre Robert Favart qui fut le meilleur ami de son père. Il lui raconte dans quelles circonstances il a fait la connaissance de « Loulou » à la Colonie pénitentiaire de Belle-Île, en 1934…

INTRIGUE PRINCIPALE: l’amitié entre Loulou Delpierre et Robert Favart.

INTRIGUES SECONDAIRES (5):

– la relation entre Ana Bisson et Louis Delpierre, son père.

– la relation entre Paul Alexis et Anabelle Guilvech.

– l’enquête de Paul Alexis.

– la relation entre Loulou Delpierre et sa mère.

– la tragédie du Giron.

COÏNCIDENCE: aucune – la rencontre entre Ana et son père est le fruit d’un stratagème.

ÉLÉMENT DÉCLENCHEUR: le coup de téléphone du prétendu notaire (élément présent avant le film).

REBONDISSEMENTS (14) [82]:

– Loulou est arrêté par les gendarmes après sa fugue (séquence 6).

– Loulou se dénonce à la place de Favart (séquence 11).

– Paul Alexis (alias Albert Ferrandi) donne une cigarette à Loulou (séquence 20).

– Loulou prend le dessus sur Baviaux et le dérouille (séquence 27).

– Paul Alexis est un journaliste qui enquête sous le nom d’Albert Ferrandi (séquence 42).

– la mère de Loulou le dénonce aux gendarmes (séquence 53).

– Favart a lui aussi été arrêté (séquence 55).

– Fouchs démasque le faux Albert Ferrandi (séquence 59).

– Rold’hom révèle l’existence de la barque à Favart (séquence 62).

– L’évasion collective (séquence 71).

– Favart tombe de la falaise et se tue ➛ donc, le Favart de l’époque contemporaine est Louis Delpierre, le père d’Ana (rebondissement double, séquences 74/75).

– Loulou parvient à échapper au gendarme (séquence 76).

– Anabelle adopte Loulou (séquence 80).

CHUTE [83]: la dernière image du film qui montre des enfants jouant librement sur la plage.

STRUCTURE:

– TEASER: scène 1.

– ACTE 1 (prologue): de la scène 2 à la scène 7.

– ACTE 2 (développement): de la scène 8 à la scène 80.

– ACTE 3 (épilogue): de la scène 81 à la scène 89.

Les 3 actes encadrent les deux nœuds dramatiques de la destinée de Loulou: à la fin du 1er Acte, la porte de la colonie se referme sur lui (➛ à 8’12 » dans le film), à la fin du 2ème Acte, Anabelle lui dit qu’elle le garde avec elle pour toujours (➛ à 1h18’51 » dans le film).

Les Actes 1 et 3 sont équilibrés en durée (6′ chacun, hors teaser).


 

8. LE FILM

Au retour de Dinan, tout s’est enchaîné très rapidement. Tourné en avril et mai 2006, le film se trouvait dès le mois de septembre en compétition officielle au Festival de la Fiction TV de Saint-Tropez (devenu depuis le Festival de la Fiction de La Rochelle) – il fallait faire vite, les œuvres sélectionnées devant être inédites. C’est là que je vis Les Vauriens pour la première fois, dans une salle comble qui retenait ses larmes au martyre des petits pupilles, et j’étais moi-même fortement remué par cette histoire que j’avais pourtant écrite.

Le scénario était tourné à la lettre, seules quatre scènes avaient dû être supprimées du fait de la durée excessive du film, sans incidence sur la compréhension du récit:

  • Baviaux vient menacer Loulou dans son cachot (séquence 15).

  • les menottes sont trop grandes pour Loulou et un gendarme lui dit de les tenir (séquence 54).

  • Loulou et Favart assistent à l’agonie du Giron (séquence 66).

  • Ana et le vieux Delpierre se remémorent le passé de la mère d’Ana (séquence 69).

Pour en écrire la musique, le compositeur Nicolas Jorelle avait commencé à travailler très en amont, à partir du scénario, c’est-à-dire avant d’avoir vu un premier montage ou même des rushes. Il déclinait le thème principal dans différentes variations mais l’instrument récurrent était l’orgue de Barbarie qui évoquait bien sûr le monde de l’enfance – avec nostalgie parfois, comme dans la chanson « Les Vauriens » interprétée aux génériques de début et fin par Lilou Gambetta à la façon des chanteurs de rue.
Une autre scène était significative lorsque le Giron est un matin retrouvé mort dans son lit: le thème employait des cordes et surtout une flûte à bec qui faisait écho aux temps de l’innocence, ceux des années de solfège en primaire et au collège, que le Giron n’avait pas connues.

Pour l’anecdote, et puisque je suis presque au bout de cette archéologie consacrée à plus de trois ans de ma vie, c’est grâce aux Vauriens que j’ai rencontré Nicolas Jorelle qui est, vingt ans plus tard, l’un de mes plus fidèles et précieux amis.

Au générique de fin, le réalisateur avait ajouté une touche personnelle qui n’était pas dans le scénario: faire chanter à Loulou Delpierre enfant et à Louis Delpierre adulte une strophe chacun de la chanson La Belle vie, de Prévert et Kosma. Je fus très heureux de cet hommage discret à Jacques Prévert, d’autant plus que cette chanson aurait dû figurer dans le film inachevé de Marcel Carné La Fleur de l’âge [84]:

On n’est pas à plaindre 
On est à blâmer 
On s’est laissés prendre 
Qu’est-ce qu’on avait fait?

Enfants des corridors 
Enfants des courants d’air 
Le monde nous a foutus dehors 
La vie nous a foutus en l’air 

Les Vauriens furent acclamés ce soir-là mais il faut croire que l’enthousiasme du public du Festival n’était pas communicatif ou que le jury se méfia de cette unanimité suspecte, toujours est-il que nous repartîmes bredouilles de Saint-Tropez, à la légitime fureur de Dominique Ladoge.
Le film fut également sélectionné aux Rencontres Internationales de Télévision (RITV, 2007) de Reims qui consistaient principalement en la visite des caves de champagne dont j’ai gardé un excellent souvenir quoiqu’assez flou. Ce festival est hélas aujourd’hui disparu.

En revanche, la programmation de France Télévisions partageait visiblement le sentiment du public de Saint-Tropez puisque le film fut diffusé à peine quelques jours après la fin du Festival, six mois avant la date initialement prévue.

Le 30 septembre 2006 à 20h45 sur France 3, Les Vauriens réunirent 5,8 millions de téléspectateurs et 27,2 % de PDM (Part de Marché). Le film fut rediffusé en prime-time les 11 septembre 2008 et 31 août 2013.
Il obtint également un grand succès critique et notamment 2T dans le magazine « Télérama », ce qui ne m’était jamais arrivé dans ma carrière et ne s’est jamais reproduit depuis.


 

ÉPILOGUE

J’arrive au bout de ce travail et je n’en suis pas fâché, j’ai la conscience du devoir accompli, un devoir qui s’est révélé un intense moment d’écriture, un retour salutaire sur moi-même à travers un acte mémoriel, alors que pendant mes premières semaines de réflexion, incapable de savoir par quel bout la prendre, je me reprochais amèrement de m’être lancé dans cette aventure.

Finalement, j’ai suivi la voie de Stephen King qui avait su me captiver, et quelques millions d’autres lecteurs, en tirant simplement le fil ténu partant d’un jeune homme qui glissait des billets de 10$ dans un regard d’égout: j’ai trouvé moi aussi ce fil, j’ai tiré dessus, et nous y voilà.

Ce fut enfin l’occasion inattendue de retrouver un vieil ami, perdu de vue depuis près de 20 ans, à qui je dédie ce mémoire en hommage à la sienne:

Alexis Danan.

 

Sandro Agénor
6 mai 2021


 

NOTES

 

[1] Éd. Albin Michel (2003)

[2] Film de Dino Risi (1974)

[3] Une lumière dans la nuit (2007), coécrite avec Vincent Lambert.

[4] En France, les Lois Perben de septembre 2002, qui prévoient l’abaissement de la majorité pénale à 10 ans et la création de Centres Éducatifs fermés pour les mineurs, constituent un choc pour une grande partie de l’opinion. Certains journaux titrent: « Le retour des bagnes pour enfants? ». Quatre ans plus tard, la diffusion des Vauriens fait écrire aux critiques: « aujourd’hui, on les appellerait racaille ou sauvageons » (cf. Revue de Presse en Annexes). 

[5] Céramiste, peintre et graveur (1927-1985)

[6] « La belle que voilà, mon ourson, l’Ursula » in Je voudrais pas crever de Boris Vian.

[7] Film de Ridley Scott (1982)

[8] Gabrielle Houbre in Rééduquer la jeunesse délinquante sous Vichy: l’exemple du « Carrefour des enfants perdus » de Léo Joannon

Extrait
« Un certain renouveau apparaît à partir du milieu des années 30. A côté des traditionnelles adaptations d’œuvres littéraires sont produites de véritables créations filmiques qui puisent désormais leur inspiration directement dans l’actualité. Rien d’étonnant à cela : c’est en effet dans les années 1930, à un moment où la courbe de la délinquance juvénile est paradoxalement plutôt basse, qu’une vigoureuse campagne de presse, orchestrée en partie par Alexis Danan (journaliste à Paris-Soir), se développe à la suite d’une série de drames survenus dans différentes maisons de correction. 
Ainsi la fuite de 15 adolescents de Mettray (octobre 1933) et surtout la révolte des adolescents détenus à Belle-Île (27 août 1934) frappent l’opinion publique. La participation des touristes à la poursuite des adolescents sur l’île par les autorités publiques retient particulièrement l’attention de Jacques Prévert, comme le rapporte André Heinrich dans sa préface très documentée au scénario de La Fleur de l’âge. L’écrivain compose alors « La Chasse à l’enfant », sans doute à la fin de 34 ou au début de 35, poème mis en musique par Joseph Kosma et enregistré en octobre 36 par une des interprètes préférées de Prévert, Marianne Oswald. L’écrivain entreprend ensuite, en 35 ou au début de 36, l’écriture du scénario de L’Ile des enfants perdus, inspiré par cette révolte. En août 36, Prévert et Marcel Carné, qui doit réaliser le film, s’inquiètent d’une éventuelle censure et font parvenir au ministère de la Justice du gouvernement Blum un synopsis du film. Mais, en septembre 36, des jeunes filles s’enfuient de la maison de redressement pour l’« Œuvre de préservation et de sauvetage de la femme » que dirigeait l’actrice Marcelle Géniat à Boulogne-Billancourt. Cette nouvelle révolte a pour effet immédiat de réactiver la campagne de presse et incite, semble-t-il, le ministre de la Justice à laisser le synopsis au fond d’un tiroir. Marcel Carné, dans une interview à Ciné-Liberté publiée le 1er novembre 1936, se plaint alors ouvertement de l’attitude des autorités publiques :
Je voulais faire un film sur les bagnes d’enfants. J’avais les capitaux, je demandais une simple garantie morale et je n’ai pu l’obtenir, alors que certains metteurs en scène croix de feu (ne citons personne), obtiennent du ministère toutes les autorisations, tous les appuis dont ils disent avoir besoin. Le gouvernement de Front populaire ne se rend il pas compte de l’importance du cinéma ?
En avril 37, le drame d’Eysses (la mort d’un enfant atteint de tuberculose après un séjour de 38 jours dans un cachot humide) réactualise le sujet du film. Annoncé par la production en avril, le film sera en fait reculé. Après la chute du deuxième cabinet Blum (avril 1938), le projet sera repris mais définitivement bloqué par la censure en juin 39. Preuve de l’opiniâtreté de Prévert, le projet resurgit à la Libération sous un autre titre, La Fleur de l’âge. En avril 1947, le tournage commence à Belle-Île avec un casting éblouissant (Arletty, Martine Carol, Paul Meurisse, Serge Reggiani…), pour s’interrompre définitivement en juin 47, à la suite de multiples difficultés financières et techniques.
Si le gouvernement Blum fit grise mine au projet de Prévert et de Carné, trop corrosif, il eut en revanche l’occasion de se réjouir de la publicité que Prison sans barreaux, long-métrage de Léonide Moguy sorti avec succès dans les salles en 1938, fit à sa politique judiciaire en faveur des mineurs. En effet le film, qui eut pour conseiller technique Alexis Danan, valorise nettement l’action du ministère de la justice du Front populaire lorsqu’il évoque la transformation d’une « Maison de correction privée reconnue d’utilité publique » en une « Maison d’éducation surveillée » pour jeunes filles, placée directement sous l’autorité bienveillante de l’État. »

Texte intégral

[9] C’est à la faveur de ce mémoire que j’ai appris qu’un découpage « de tournage » de 271 pages existe bel et bien. Carole Aurouet, universitaire et spécialiste de Prévert, relate de façon très complète la genèse du projet dans De l’Île des enfants perdus à la Fleur de l’âge: le projet chaotique et mythique de Marcel Carné et Jacques Prévert.

Prévert à Belle-Île sur le tournage de La fleur de l’âge


Extrait
« Si plusieurs scénarios écrits par Jacques Prévert connurent bien des déboires – sa filmographie repose en effet sur un cimetière de projets non aboutis – sa collaboration avec Marcel Carné fut relativement épargnée et s’avéra très prolifique. En dix ans, les deux hommes réalisèrent sept longs métrages qui ont marqué l’histoire du cinéma : Jenny (1936), Drôle de drame (1937), le Quai des brumes (1938), le Jour se lève (1939), les Visiteurs du soir (1942), les Enfants du paradis (1943-45) et les Portes de la nuit (1946).
Cependant, à cette liste aurait dû s’ajouter un autre film, sur lequel toutes les déconvenues se sont focalisées : l’Ile des enfants perdus, devenu en 1946 la Fleur de l’âge. Ce projet était à bien des égards extrêmement prometteur: un scénario de Prévert axé sur les bagnes d’enfants qui faisaient malheureusement fréquemment l’actualité des années 30, une distribution époustouflante qui réunissait bon nombre des têtes d’affiche de l’époque (Arletty, Anouk Aimée, Martine Carol, Serge Reggiani, Paul Meurisse et Julien Carette entre autres), une équipe technique de grande qualité (Alexandre Trauner pour les décors, Joseph Kosma pour la musique, Antoine Mayo pour les costumes et Roger Hubert pour la lumière), un décor naturel – celui de Belle-Île –, etc. En examinant l’ensemble des archives de Fatras/Succession Jacques Prévert, j’ai découvert un nombre conséquent de documents de nature diverse, qui permettent notamment de cerner les différentes étapes de l’élaboration du projet et du tournage et d’en reconstituer leur chronologie. »

Archives du projet « La Fleur de l’âge » (se télécharge automatiquement sous Firefox)

À mesure que les difficultés sur le film s’accumulent, notamment la dégradation de leurs rapports avec la production, les relations entre Prévert et Carné se tendent elles aussi. Témoin, cet extrait d’un télégramme envoyé par le premier en réponse au second:
trouve absolument impossible pour ne pas dire plus ton dernier télégramme et te prie rentrer grands chevaux dans petites écuries.

Anouk Aimée (15 ans) et Claude Romain, les héros de La fleur de l’âge

 

Le réalisateur Marcel Carné et Arletty

 

Le 13 mai 1947, huit jours après le début du tournage, la revue « Pour Tous » (n° 57) consacre un long article à La Fleur de l’âge. Anouk Aimée, dont ce n’est que le deuxième film, est si jeune et encore inconnue que le journaliste intervertit ses nom et prénom et l’appelle « Aimée Anouk ».

Revue « Pour Tous » n°57

Serge Reggiani se fait tatouer par Alexandre Trauner, décorateur du film

 

Martine Carol, la plus grande star française des années 50

 

Toutes les photos de la Fleur de l’âge sont d’Émile Savitry

Voir les photos de plateau d’Émile Savitry, les seules images rescapées du tournage

[10] Par un effet miroir, comme au cours de la décennie 2000, le cinéma des années 40 connaît une mode des films évoquant l’enfance ou l’adolescence en situation d’enfermement et de maltraitance. Outre Le Carrefour des enfants perdus en 1944, sortent Prison sans barreaux en 1938, L’Enfer des anges en 1939, Les Anges du péché en 1943, La Cage aux rossignols en 1945 (dont Les Choristes sont le remake) et La Cage aux filles en 1949. Cet engouement témoigne de l’émotion collective qui a suivi les révélations du scandale des colonies pénitentiaires, émotion à laquelle le poème de Prévert et les articles de Louis Roubaud et Alexis Danan contribuèrent grandement.

[11] Journaliste et écrivain (1890-1979)

[12] Dès 1934, Marc Rucart, qui est opposé au bagne sous toutes ses formes, soutient Alexis Danan dans son combat pour la fermeture de celui de Cayenne. Rucart refuse ensuite de voter les pleins pouvoirs à Pétain en juillet 1940 et rejoint la Résistance, ce qui lui vaudra d’être incarcéré en 1941.

[13] Alexis Danan, qui fuyait les honneurs et avait refusé la Légion d’honneur en 1936, n’aurait sans doute pas approuvé mon commentaire.

[14] Journaliste et écrivain (1884-1932), il décède dans l’incendie de son paquebot au large d’Aden. Les causes de sa mort sont toujours discutées.

[15] Ces témoignages seront publiés dans Maison de supplices.

[16] À la libération, Paris-Soir devient France-Soir.

[17] Colonie pour jeunes filles.

[18] Colonie pour jeunes filles-mères.

[19] Louis Roubaud in Les enfants de Caïn

Extraits

  • LE CAS DU PUPILLE TROUVÉ, ainsi appelé car nul ne sait son véritable nom:

– Pour quelle faute est-il à Eysses?
– I
l vient de la colonie pénitentiaire de Belle-Isle. Là-bas, les pu­pilles travaillent dans les champs, il n’y a pas de clôture à sauter. Il est parti deux fois, trois fois. On ne va pas bien loin; la mer vous cerne de tous les cotés et l’on ne sait pas manœuvrer une barque… La troisième évasion vaut le châtiment suprême: le quartier correctionnel à Eysses.
– Mais avant Belle-Isle ?
– C’est un pupille de l’Assistance. On l’avait placé chez des cultivateurs. Il ne s’est pas entendu avec eux, il a mauvais caractère…
– Et avant ?
– Frédéric Trouvé a été rencontré dans une rue de Paris à l’âge de deux ans environ par un agent de ville qui l’a conduit au poste.

La toilette du matin, Colonie correctionnelle d’Eysses
(photo ©Henri Manuel)

  • UNE JOURNÉE-TYPE À LA COLONIE

Il ne faut pas rire… il ne faut pas se distraire à regarder un camarade ou le plafond. Les fenêtres percées haut dans les murs, donnent la lumière, mais refusent le paysage. Si l’on s’arrête, le contremaitre ques­tionne:
Hé bien! Veux-tu un lit?
Et cela dure dix longues heures des beaux étés et des beaux hivers lan­guedociens. Les haricots de midi et du soir, l’eau coupée de vin, la pi­tance… cela s’absorbe en vingt mi­nutes. On reste peu de temps dans les préaux. On fait aussi l’exercice avec l’instruction militaire… La classe, le soir, s’allonge pendant deux heures et demie. On sent peser ses bras et sa tête.

L’Atelier de couture, Colonie correctionnelle d’Eysses
(photo ©Henri Manuel)

  • LA COLONIE PÉNITENTIAIRE & AGRICOLE DE BELLE-ÎLE EN MER

 LE BAL

M.Marquette (1) m’a dit: – la corvée de sable est très hygiénique.
Mais Coutanzeau m’a affirmé qu’il aimait encore mieux le « bal »:
– vous traversez le terrain militaire et vous descendez à la côte. La route passe par un tunnel creusé sous les rochers; il y a un escalier d’une cinquantaine de marches. En bas, vous remplissez votre sac de sable ou de galets – trente kilos environ – vous le chargez sur l’épaule et vous montez… Les cinquante marches surtout sont longues à grim­per; on a les épaules rouges.
Coutanzeau ajoute:
– je préfère le « bal » au sable mais je préfère le sable à « l’eau ».
– à l’eau?
– on porte des baquets d’eau du puits au lavoir, les baquets sont lourds, ils ont des anses fines qui vous coupent les mains. En plein hiver on en pleure. Avec Thémistocle (2), ce n’était pas drôle. Un jour, pendant la corvée, j’avais simplement détourné la tête pour communiquer avec un cama­rade. C’est défendu. Thémistocle m’a laissé porter mon baquet jusqu’au bout, sans me faire une observation. Mais arrivé au lavoir, il m’a saisi par le cou et m’a plongé dans le bassin. C’était en janvier; j’ai gardé mes vêtements mouillés toute la journée…
– Pourtant, Coutanzeau, vous avez bonne mine…
– Oui, ça ne va pas mal… et vous?

 LE GIRON (article consacré au pupille Raoul Beauchamps)

Je voudrais vous y voir, vous, monsieur le Rédacteur…! Il y a ici des costauds de 16, 18 et 20 ans. On peut se passer de viande à manger, de mégots à chiquer, même de flotte à boire. Mais on ne peut pas se priver de ça. Un giron, ça vaut bien quinze jours de cellule!
Raoul Beauchamps était un gentil petit misérable avec des cheveux blonds tondus, de larges yeux bleus, une vareuse de toile bise et des sabots. Il a fallu l’envoyer à Belle-Île où il y a des dortoirs cellulaires (3).
Le soir, le surveillant ferme toutes les portes d’un seul coup en abaissant un levier, on est bouclé. Au-dessus des cloisons, il y a une grille de fer.
Dormir dans une cage… cela peut être le bonheur !
Et jamais Raoul n’avait si bien dormi.
Une nuit pourtant, il rêve, il se croit encore à la menuiserie, à rabo­ter.
Les copeaux tombent autour de lui, zii… zii… klis, zizii zii klis…
Quel drôle de bruit… le bois est dur comme du métal… Ce sont des copeaux d’acier, zii zii klis… Il est épuisé, son angoisse l’éveille. Les lampes donnent leur lumière pauvre. Les cages sont bien fermées.
– Zii zii klis…
C’est au-dessus de sa tête. Imper­ceptiblement la grille remue… zii zii… Raoul voit maintenant aller et venir tout au bout de la cloison gauche une sorte de bâtonnet pointu: c’est une lime…
Il a fallu huit jours à Camus pour limer cinquante centimètres de grille et pendant huit jours ni Camus ni Raoul n’ont dormi…
Pendant ces huit jours, Camus et Raoul qui ne s’étaient jamais parlé ont continué à ne pas se connaître. Camus est un grand garçon toujours barbouillé de noir, personne n’ose se moquer du bec de lièvre qui déforme son visage.
Enfin la nuit est arrivée où Camus a pu soulever la grille et tomber sur le lit de Raoul.
– Gueule pas ou je t’étrangle…
Les gaffes veulent avoir la paix:
– Ça les démange… qu’ils se débrouillent!

Planté sur son socle de ciment au milieu de la cour, il y a le bateau-école… au bout du bateau une petite voile que l’on appelle le volant.
Lorsque le volant est largué on dirait un hamac.
Un soir, ils étaient quatorze dans la cour avec un gardien.
– Viens dans le volant…
Le gardien était devenu sourd. Raoul a dû y aller quatorze fois…

Quand je suis arrivé à Belle-Île, m’a dit Coutanzeau, ils ont vu que je n’aimais pas les injustices et qu’avec mes bras j’avais des moyens pour me faire écouter… Plusieurs fois j’ai eu des explica­tions aussi bien avec les pupilles qu’avec les surveillants.
Quand il m’a connu, Beauchamps est venu me demander :
– Veux-tu que je sois ta femme à toi tout seul ?
– Moi, M. Roubaud, ce n’est pas mon cas, vous pouvez consulter mes punitions, il n’y a jamais ce motif. Mais j’ai fait croire aux autres qu’on était ensemble. Et ils l’ont laissé tran­quille (4).

(1) directeur de la colonie de Belle-Île en 1925.
(2) l’un des « gaffes » (surveillant), inspirateur du surveillant Merlin dans le film.
(3) autrement dit, où il peut dormir seul sans risquer d’être violé.
(4) le pupille Coutanzeau, à la fois grande gueule et dur à cuire, sachant se faire respecter sans être pour autant un caïd, est l’inspiration principale du personnage de Robert Favart, le protecteur de Loulou Delpierre dans Les Vauriens. Dans le film, Favart refuse cependant au Giron d’officialiser leur prétendue relation – je n’ai jamais vraiment cru que Coutanzeau l’avait fait dans la réalité car dans le monde impitoyable des colonies, il n’y a pas de faveur sans contrepartie. En revanche, la scène du viol de Raoul par Camus après qu’il ait scié le grillage de sa cellule est hélas véridique et elle est reproduite dans le film (Camus y est incarné par le personnage de Ramalier).

Texte intégral (se télécharge automatiquement sous Firefox)

[20] En l’absence de contraception et d’IVG, les naissances non désirées sont nombreuses, elles représentent des bouches qu’on ne peut pas nourrir, le nouveau conjoint voit d’un sale œil la progéniture issue d’un autre lit, etc. Ainsi, des centaines d’enfants sont jetés sur les routes, se font pincer tôt ou tard et sont expédiés à la colonie où ils restent le plus souvent jusqu’à leur majorité (21 ans). C’est Alexis Danan qui fera abroger le délit de vagabondage en 1939.

[21] Voici ce que prévoit à ce sujet le règlement intérieur de la colonie de Mettray, dite « La Paternelle »: « Pour ne point donner aux élèves des connaissances qui, relativement à l’état actuel de l’instruction du peuple, seraient peu en rapport avec la condition qu’ils doivent occuper en sortant de la Colonie, la Société Paternelle (…)  entend apporter des restrictions à l’exécution du programme d’enseignement (…). En conséquence, l’enseignement de l’écriture consistera seulement dans celui de la cursive ordinaire et de la ronde (…). On enseignera simplement les premiers éléments de la grammaire, et les règles de l’orthographe usuelle, sans qu’il soit fait d’analyse logique. L’enseignement du dessin linéaire ne comprendra point d’éléments de géométrie et sera borné uniquement à celui des procédés nécessaires pour les divers tracés de la menuiserie, de la coupe des pierres et du jardinage ».

Règlement de la Colonie agricole de Mettray

[22] Il faut néanmoins préciser qu’à ses débuts, Détective, fondé par Gaston Gallimard et Joseph Kessel, se présente comme un organe de gauche et d’investigation, qui s’intéresse aux faits-divers dans ce qu’ils témoignent de la misère sociale et des injustices. Sartre et Beauvoir se font même photographier en train de lire le magazine!

[23] Tout au plus, la réforme de 1927 s’efforce-t-elle d’adoucir le trait par la sémantique: les colonies pénitentiaires deviennent des Maisons d’éducation surveillée, les colons, des pupilles, et les surveillants, des moniteurs.

[24] La colonie agricole et pénitentiaire de Mettray, souvenirs d’un colon (1922-1927), punir pour éduquer? Ed.L’Harmattan (1998) – sous la direction de Jacques Bourquin.

Notice biographique par Jacques Bourquin

[25] Mettray connut deux pensionnaires célèbres: Michel Verne (qui faillit en devenir fou) en 1876, fils de Jules Verne qui l’y avait placé, grand écrivain mais père médiocre, et Jean Genet de 1926 à 1928 « où se cristallise probablement toute la liturgie de domination/soumission, la hiérarchie masculine et virile ainsi que la féodalité brutale qui en découlent à ses yeux » (source Wikipédia). Genet décrit ses années à Mettray dans son roman « Miracle de la rose » (Ed.Gallimard, 1946).

[26] Histoire de la maison de correction de Belle-Île en Mer, in Revue Belle-Île Histoire de la Société historique de Belle-Île-en-Mer (1983/1984).

[27] Ed. Robert Laffont (1969)

[28] La colonie de Mettray fut fermée définitivement en 1939, à la suite d’une série d’articles d’Alexis Danan.

[29] À propos de l’adaptation au cinéma (film sorti en 2013) de son livre 3096 qui relate ses 3096 jours de séquestration, Natasha Kampusch a déclaré: « Je me suis reconnue mais la réalité était bien pire. Vous ne pouvez pas la montrer dans un film, ce n’est pas supposé être un film d’horreur ».

[30] Perrine Fontaine, puis Patrick Péchoux, puis Anne Holmes à la Direction de la fiction, et Johanne Rigoulot, Conseillère de programme, qui suivit toute l’écriture.

[31] Jusqu’à 70 enfants sont présents dans certaines scènes.

[32] Il l’obtint en 1945 quand De Gaulle en demanda la profonde réforme et leur mutation en « Institut Pédagogique d’Éducation Surveillée » (IPES).

[33] Le film se fera finalement ailleurs, réalisé par Éric Barbier (2017).

[34] Le film se fera finalement ailleurs, réalisé par Francis Nielsen et Philippe Chatel (2011).

[35] Les punis sont à genoux, immobiles, les mains croisées derrière la tête (sanction la plus courante).

[36] Les punis tournent en rond dans la cour en faisant semblant d’arracher des herbes sans plier les genoux.

[37] Quartier des punis (cachots).

[38] Les punis doivent courir pieds nus sur une étroite piste circulaire en bêton de 30 cm de haut avec interdiction d’en tomber. Le bal se déroule de 9h du matin à 5h du soir, sans boire, avec une heure de pause au déjeuner (une soupe), soit une distance de 50 kms environ. À partir de la 2ème heure, les pieds des pupilles sont couverts de cloques remplies d’eau ou de sang. Nous avons décidé de ne pas inclure cette scène dans le film.

[39] « La 19 » est le cachot des cachots, dépourvu de lit et de lumière; le puni vit, mange et dort sur le sol, dans l’obscurité, parfois camisolé si sa faute a été particulièrement grave. Les peines les plus lourdes peuvent aller jusqu’à 2 semaines de cellule 19. L’usage veut que tout nouvel arrivant à la colonie y passe sa première nuit pour qu’il n’ait pas envie d’y revenir. C’est ce que subit Loulou Delpierre dans le film.

[40] Surveillants dans le langage des colons.

[41] À leur majorité, les pervers inamendables sont envoyés soit au bagne de Cayenne, soit, sur la base du volontariat, aux Bat’d’Af’ (Bataillons d’Afrique).

[42] Un rapport de 1937 diligenté par l’Administration pointe une « obsession de l’évasion » chez les pupilles de l’ensemble des colonies.

[43] Roubaud consacre un chapitre entier au « Giron », dont le vrai nom était Raoul Beauchamps, un bébé abandonné par une famille riche comme le prouvait la layette de luxe qu’il portait quand il fut confié anonymement à une nourrice. Dans le jargon des colonies, un giron ou un giton, est une « femme » qui doit se plier aux exigences sexuelles des autres. Sa seule façon d’échapper aux viols qu’il subit est de se mettre officiellement « en couple » avec un autre. Le Giron est un personnage important des Vauriens (voir Note 19).

[44] Je n’ai malheureusement pas pu retrouver ces documents.

[45] Par exemple, la colonie de Belle-Île, ancienne prison, comportait des cellules en enfilade et non des dortoirs (cf. photo en en-tête du Mémoire). On avait donc inventé un système de longues barres métalliques passant dans des anneaux soudés aux portes qui permettaient de les fermer toutes en même temps à l’heure du coucher. Ou encore, on avait planté un voilier trois-mâts désarmé au milieu de la cour pour que les colons s’y entraînent à leur prétendu futur métier de marin; très vite, il ne servit qu’à les punir (monter et descendre le plus vite possible dans les haubans tout en prenant des coups, rester en haut du mât pendant deux heures en plein hiver etc.).

[46] Voir Les Vauriens, le Making-Of

[47] Carte des Repérages (voir aussi les photos en Annexes)

[48] http://www.villadejade.com

[49] Les petits colons se faisaient fréquemment tatouer « Pas de chance! » ou « Enfant du malheur » sur le corps.

[50] Emprunt au livre éponyme d’Albert Londres (1924) au sujet du bagne de Cayenne.

[51] Carte du Tournage (voir aussi les photos en Annexes)

[52] Diffusé le 27 février 2002 sur M6, il réunit 5,4 millions de téléspectateurs en prime-time.

[53] Lire l’interview qu’il m’a donnée en 1999: https://sandroagenor.com/jean-claude-carriere/

[54] C’est cette version qui figure dans cet article.

[55] L’élément déclencheur est le ressort dramatique qui décide de la narration: sans lui, soit il n’y a pas de film, soit c’est un tout autre film. Ainsi, dans Le dîner de cons, le déclencheur est le tour de rein que se fait Brochant au golf et qui conduit à ce qu’il n’y ait précisément pas de dîner; s’il n’y a pas le tour de rein, le dîner a lieu comme prévu et c’est un autre film. Le déclencheur ne doit pas être confondu avec la coïncidence (la rencontre fortuite, dans le TGV, de Pignon, le con, avec Cordier, le meilleur ami de Brochant, qui lui sert de rabatteur).

[56] Quand il y a deux époques, comme c’est le cas dans Les Vauriens, il est tentant de chercher un élément déclencheur par époque mais il ne peut y avoir qu’un seul déclencheur car il n’y a qu’un seul film. Dans Titanic par exemple, le déclencheur se trouve dans la période contemporaine quand Rose, âgée, découvre à la télévision un reportage sur le tableau d’elle nue, exécuté par Jack pendant la traversée – la coïncidence étant que parmi les quelques objets ayant pu être remontés de l’épave par les scientifiques figure justement ce tableau.

[57] Film de Milos Forman (1984)

[58] Pour la couleur des cheveux, je n’y suis pour rien et ce n’était pas précisé dans le script; c’est la réalisation qui en a décidé ainsi, c’était une très bonne idée.

[59] Une inspiration directe de Papillon.

[60] Il y a là un « effet miroir » puisque pour parvenir à leurs fins, Paul Alexis et Louis Delpierre usent tous deux du même procédé d’usurpation d’identité.

[61] Dans De Superman au Surhomme (Éd. Grasset, 1993), Umberto Eco démontre que le véritable héros des Trois Mousquetaires est Richelieu. À eux quatre, les mousquetaires sont invincibles mais le surhomme est incarné par le Cardinal qui tient leur destin entre ses mains, pouvant à tout moment exercer sur eux son droit de vie ou de mort. C’est aussi le seul personnage monolithique du roman sur lequel nul événement, nul sentiment, n’exercent d’influence – pas même Dieu auquel il ne croit pas. Dans Vingt ans après, les mousquetaires, avec nostalgie, évoquent à de nombreuses reprises la mémoire du « grand » Cardinal, le seul, le vrai (qui fut pourtant leur ennemi mortel), quand ils le comparent au falot Cardinal de Mazarin.

[62] Le destin du pupille adopté par Alexis Danan est d’ailleurs inconnu, le journaliste n’ayant pas voulu (ou pas pu) le révéler au public.

[63] « Ne repousse pas, ô mon fils, la correction de l’Éternel. Et ne te rebute pas de sa réprimande. Car l’Éternel châtie celui qu’il aime, comme un père l’enfant qu’il chérit » (La Bible, proverbes 3:11 & 12). La Justice étant d’autre part l’une des 4 vertus cardinales de la religion catholique, justice et châtiment se confondent dans un même principe pédagogique: il ne peut y avoir de justice sans châtiment.

[64] Congés payés, semaine de 40h, conventions collectives, allocation chômage, système de retraite etc.

[65] Des dérives l’accompagnent immanquablement, comme dans l’Affaire Roger Salengro, ministre de l’Intérieur du gouvernement Blum. Victime d’une campagne de presse calomnieuse émanant de journaux d’extrême-droite qui l’accusent faussement de désertion pendant la guerre de 14-18, il se suicide en 1936.

[66] L’accueil du film par la presse fut, selon l’expression consacrée, unanime (voir la Revue de presse à la fin de cet article). Le seul bémol est venu du journal Le Monde, estimant « le jeu des matons trop caricatural »; j’y vois une erreur d’appréciation car la critique confond ici interprétation et caractérisation: les comédiens ont joué leur rôle tel qu’il était écrit. La question est donc de savoir si leurs personnages étaient caricaturaux, interrogation qui renvoie à mes doutes du début d’écriture sur ce qu’il était possible de montrer ou pas. Je réaffirme donc que le film se situe bien en-deçà de la réalité et que si les surveillants y apparaissent caricaturaux, c’est parce qu’ils furent eux-mêmes, dans la réalité, des caricatures d’être humains.

[67] A priori, la réponse est non. Les dossiers des pupilles que j’ai consultés contenaient parfois des billets, voire des correspondances, saisis par l’Administration. Ils étaient rédigés « en clair » et compréhensibles par tous, le secret se limitant à nommer les tiers par leurs initiales (« R est prévenu, il est d’accord ») ou à user de formules vagues (« On fait comme on a dit »).

[68] Je porte le nom de ma mère, et jusqu’à une époque récente, j’étais Alexandre et non Sandro pour l’État-Civil, vestige d’une époque où il n’était pas permis de donner un prénom étranger à un enfant français.

[69] Francine Del Pierre, céramiste (1913-1968)

[70] Voir Note 19.

[71] Sauf dans le cas où le scénariste écrit spécifiquement pour un/une acteur ou actrice.

[72] Paul Crauchet (1920-2012), dont Les Vauriens fut l’un des derniers films, était né à Béziers et en avait gardé un accent du Sud très prononcé. Il est intéressant de constater que personne, à commencer par moi, n’a trouvé curieux que Louis Delpierre, petit pupille breton natif de la région de Rennes, s’exprime avec des accents occitans une fois parvenu à l’âge de vieillesse! C’est le pouvoir du récit cinématographique à rendre réel ce qui ne l’est pas: si le spectateur remarque ce détail et s’en émeut, c’est que la caractérisation du personnage (ou l’émotion qu’il dégage) est ratée. Dans Citizen Kane, personne n’entend Kane prononcer « Rosebud » puisqu’il meurt seul dans sa chambre – pourtant, le film raconte l’histoire d’un journaliste qui mène l’enquête pour découvrir la signification de ce mot mystérieux que seul le spectateur a entendu.

[73] Le lendemain de la diffusion, La République du Centre mettait d’ailleurs cet aspect en exergue: « Sans aucune star à son générique, [le film] a pourtant permis à France 3 de reprendre la main sur cette case [du samedi soir] ».

[74] J’ai pu dans ma carrière coécrire plusieurs miniséries historiques – Une lumière dans la nuit (2×90′, 2009), La Maison des Rocheville (5×100′, 2010), Inquisitio (8×52′, 2012), Toussaint Louverture (2×90′, 2012), Le Rêve français (2×90′, 2018) – des sagas en costumes exigeant une reconstitution lourde, de nombreux décors, une figuration importante. À chaque fois, les promoteurs du film ont fait le choix d’un casting sans stars car le coût induit n’aurait pas permis d’atteindre le niveau de détails et de réalisme recherché à l’écran.

[75] Film d’Alain Resnais (1997)

[76] Pour ce film, André Dussolier remporta le César du Meilleur acteur et Jean-Pierre Bacri, celui du Meilleur acteur dans un second rôle. Mérité et absurde car l’inverse aurait été tout aussi juste.

[77] Dans le scénario, on apprend que le beau-père est en réalité le père biologique de Loulou mais les répliques (scènes 5 et 52) ont été coupées au montage.

[78] Littéralement: nom du père – le paradoxe est que mon patronyme est Agénor, nom de ma mère. Le mot matronymie (ou matronyme) existe pourtant mais il est inutilisé. Pour des raisons mystérieuses, matronyme est défini comme un antonyme de patronyme.

[79] Mon propre père ayant lui-même toujours refusé que je l’appelle papa.

[80] La scène 31A (numérotation tournage) est en fait une 18bis, il n’y a donc ici que trois scènes (17, 18, 18bis).

[81] Film de Marcel Carné (1939), adapté et dialogué par Jacques Prévert d’après un scénario de Jacques Viot, et considéré comme le premier film de l’ère moderne (parlant) construit entièrement sur le principe du flash-back – deux ans avant Citizen Kane.

[82] Pour qu’il y ait rebondissement, deux conditions sont nécessaires: d’une part, que le spectateur ne s’y attende pas (effet de surprise), d’autre part que l’histoire en soit modifiée (nœud dramatique).

[83] La chute boucle (par une image, un son, une réplique, un objet, un geste etc.) un élément récurrent du film. Par exemple, dans Fargo, la chute est le timbre à 3 cents remporté par Norm – dans Certains l’aiment chaud, c’est la réplique « Personne n’est parfait » – dans Le Cercle des poètes disparus, c’est Todd qui monte sur la table en criant « Oh Cap’tain, my Cap’tain…! ». La chute est parfois l’épilogue de l’intrigue principale mais pas systématiquement (exemple: Fargo) et il n’y a pas toujours de chute dans un film.

[84] Écrite en 1947 pour le film, elle est ensuite créée par Juliette Gréco en 1951.


 

ANNEXES

 

 PROTECTION JUDICIAIRE DE LA JEUNESSE 

1. CHRONOLOGIE LÉGISLATIVE

(source: Ministère de la Justice)

  • Loi du 24 juillet 1889
    sur la protection des enfants maltraités ou moralement abandonnés.
  • Loi du 19 avril 1898
    sur le placement des mineurs auteurs ou victimes (1) d’infractions pénales.
  • Loi du 5 décembre 1901
    qui sanctionne l’enlèvement des mineurs par les parents privés du droit de garde.
  • Loi du 12 avril 1906
    qui étend le bénéfice de la minorité pénale à la tranche d’âge de 16 à 18 ans pour les mineurs ayant agi sans discernement.
  • Loi du 22 juillet 1912
    qui prononce l’irresponsabilité pénale des mineurs de 13 ans (2). Cette loi préfigure la protection judiciaire de l’enfance délinquante et en danger des ordonnances du 2 février 1945 et du 23 décembre 1958. 
  • Ordonnance du 2 février 1945
    qui crée un corps de magistrats spécialisés: les juges des enfants.
  • Ordonnance du 1er septembre 1945
    qui crée la direction de l’Éducation Surveillée (ES), service public chargé de mettre en œuvre les décisions éducatives prises par les juridictions compétentes à l’égard des mineurs.
  • Loi du 25 mai 1951
    qui réforme l’Ordonnance de 1945, institue la possibilité de prononcer une mesure de liberté surveillée en accompagnement d’une peine et rétablit la Cour d’Assises des mineurs. 
  • Arrêté du 26 mai 1952
    qui organise la postcure à la sortie des Internats, pour aider le jeune à son retour dans sa famille ou en foyer de semi-liberté.
  • Ordonnance du 23 décembre 1958
    qui étend les pouvoirs et compétences du juge des enfants.

LA LOI DE 1912
qui introduit la notion de discernement 

  • Si le mineur est reconnu avoir agi sans discernement

Pour les mineurs jusqu’à 13 ans, la remise à une colonie pénitentiaire est exclue (3). Certaines colonies pénitentiaires sont destinées cependant à recevoir des mineurs de moins de 13 ans.

Pour les mineurs de 13 à 18 ans, ils pourront être conduits dans une colonie pénitentiaire pour y être détenus pendant le nombre d’années que le jugement déterminera et qui, toutefois, ne pourra excéder l’époque où ils auront atteint l’âge de 21 ans (4)

  • Si le mineur est reconnu avoir agi avec discernement

Pour les mineurs jusqu’à 16 ans
Si le mineur est reconnu avoir agi avec discernement, il est condamné à une peine mais il peut bénéficier d’une excuse légale atténuante. Les peines sont subies soit dans une section dite de répression d’une colonie correctionnelle pour les peines criminelles au-dessus de 2 ans, soit dans une colonie pénitentiaire de jeunes détenus pour les peines criminelles entre 6 mois et 2 ans (5)

 Pour les mineurs entre 16 et 18 ans
Le mineur reconnu coupable et ayant agi avec discernement est assimilé à un majeur, il ne bénéficie d’aucune réduction de peine et la purge dans les mêmes établissements que les adultes (6)

LES ORDONNANCES DE 1945
L’Ordonnance du 2 février 1945
  • Un corps de magistrats spécialisés, les juges des enfants, est créé à raison d’un par tribunal. Ils peuvent prescrire des mesures éducatives diversifiées, en assurer le suivi, et les confier soit à un service ou à un établissement public, soit à une structure relevant du secteur associatif (éducation en milieu ouvert, placement en foyer, en internat, en semi-internat, chez une personne digne de confiance, placement dans un service départemental d’aide à l’enfance). 
  • Des postes de fonctionnaires avertis des problèmes de rééducation des mineurs (pédagogues, médecins, psychologues…) sont créés. 
  • La notion de minorité est modifiée: la distinction entre les mineurs de 13 ans et ceux de 18 ans disparaît de même que la nécessité de discernement entre 13 et 18 ans. Désormais, quel que soit l’âge des mineurs, les affaires sont instruites et jugées suivant une procédure identique. 
  • L’Ordonnance réformele régime du casier judiciaire des mineurs: l’inscription au casier n’est plus faite que sur les bulletins délivrés aux seuls magistrats, à l’exclusion de toute autre autorité ou administration publiques. L’effacement pur et simple de la peine prononcée devient possible, après expiration d’un délai de 5 ans, dans le but de lever tout obstacle aux chances de relèvement durable du mineur. 

L’Ordonnance du 1er septembre 1945

L’Éducation surveillée (ES), qui était une sous-direction de l’administration pénitentiaire, devient une direction autonome, à vocation non plus répressive mais éducative.
Elle s’appuie sur 3 bureaux créés pour l’occasion:

  • dans les Institutions d’État: le bureau de l’ES détermine les méthodes d’observation et d’éducation applicables aux établissements dépendants du Ministère de la Justice et recevant des mineurs délinquants.
  • dans les Institutions privées: le bureau de l’ES contrôle les services sociaux fonctionnant auprès des tribunaux pour enfants et les institutions privées recevant des mineurs délinquants ou vagabonds. 
  • dans les Affaires judiciaires: le bureau de l’ES étudie les différents problèmes ayant pour objet les enfants traduits en justice, la détention préventive des mineurs et la protection de l’enfance.

L’Ordonnance du 23 décembre 1958

L’Ordonnance de 1958 renforce la protection civile des mineurs en danger, refond la législation complexe et modernise ses dispositions en les regroupant en un seul texte. Désormais, le juge des enfants peut intervenir rapidement et efficacement en faveur de tout jeune dont l’avenir est compromis. 

(1) Aucune distinction n’est faite entre le mineur auteur du crime et celui qui en est la victime: l’un et l’autre finissent à la colonie pénitentiaire, au nom du même objectif de protection.
(2) Les mineurs jusqu’à 13 ans ayant agi avec discernement n’encourent plus les mêmes peines que les adultes mais ils peuvent toujours être placés en colonie pénitentiaire.
(3) Disposition non appliquée dans les faits, certaines colonies recevant des mineurs à partir de 8 ans, dont celle de Belle-Île, faute de lieux d’accueils alternatifs.
(4) La plupart des pupilles prennent « la vingt-et-une », y compris pour des délits mineurs.
(5) Un criminel de 16 ans ayant agi avec discernement peut donc être interné (il y restera en réalité jusqu’à 21 ans) dans la même colonie pénitentiaire qu’un mineur de 8 ans coupable de vagabondage.
(6) Il est passible des mêmes condamnations qu’un adulte, y compris la peine de mort.

 

2. COMMENT LE DROIT PÉNAL CONSTRUIT LES CATÉGORIES D’ÂGE

Par Jean-Jacques YVOREL
Historien et chercheur à l’École Nationale de Protection Judiciaire de la Jeunesse (ENPJJ)

Texte intégral


 

 REPÉRAGES BELLE-ÎLE EN MER 

 

 

La colonie maritime en 2005
(en haut, l’entrée principale, en bas, l’arrière du bâtiment)

 

Le mur d’enceinte avec la Citadelle de Le Palais en arrière-plan

 

L’escalier menant à la plage pour la corvée de sable

 

La plage envisagée pour l’arrestation de Loulou Delpierre après son évasion

 

Falaises et fjord envisagés pour l’évasion de Loulou Delpierre et Robert Favart

 

La Colonie agricole de Bruté
(photos Repérages ©Sandro Agénor)


 

 CASTING & TOURNAGE DINAN 

 

JEAN SENEJOUX (LOULOU DELPIERRE)

 

FRÉDÉRIC PAPALIA (ROBERT FAVART)

 

La cour de la Colonie, reconstituée à l’HÔPITAL SAINT-JEAN DE DIEU de Dinan

 

CONSTANCE DOLLÉ & LAURENT LUCAS (ANABELLE GUILVECH & PAUL ALEXIS)

 

Les gaffes PINPIN et ROLD’HOM encadrant les pupilles

 

PAUL CRAUCHET & LAURENCE CÔTE (LOUIS DELPIERRE & ANA BISSON)

 

Le réalisateur DOMINIQUE LADOGE ET JEAN SENEJOUX (de dos)

 

RUFUS (LE DIRECTEUR FOUCHS)

 

LOULOU DELPIERRE, après qu’on lui ait rasé la tête
(photos 1-5-7 © DR & photos 2-3-4-6-8-9-10 ©Sandro Agénor)


 

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