JEAN-CLAUDE CARRIÈRE
SOIT TOUT EST DANS LE SCÉNARIO, SOIT TOUT N’Y EST PAS
APRÈS JEAN-PIERRE BACRI il y a quelques jours, c’est JEAN-CLAUDE CARRIÈRE qui est mort la nuit dernière.
Série de mauvaise qualité, je trouve.
J’avais eu la chance de l’interviewer chez lui en mai 1999 pour La Gazette des Scénaristes (#10, parue en juin), magnifique et défunte revue faite par des scénaristes pour les scénaristes et même pour ceux qui ne l’étaient pas.
C’est cette interview que je reproduis ici in extenso, en forme d’hommage à celui qui va laisser un sacré vide.
Outre mon admiration pour son œuvre filmique, l’un de mes livres de chevet est son Dictionnaire de la bêtise/Le livre des bizarres (coécrit avec Guy Bechtel, Editions Bouquins) qui contient à peu près une idée de film par page.
À la fin de l’entretien, je lui avais dit – et il n’y avait rien de plus juste – à quel point j’étais honoré d’avoir pu le rencontrer.
Il m’avait répondu:
– ne dites pas de conneries.
Entretien réalisé en mai 1999, Paris 9ème
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Sandro Agénor: comment êtes-vous arrivé au scénario?
Jean-Claude Carrière: Par le roman. On m’avait demandé de faire la novélisation, c’est à dire de tirer des romans, de deux films de Jacques Tati, Les vacances de Monsieur Hulot et Mon oncle. Tati a été très content de mon travail et il m’a présenté à Pierre Étaix, qui était son assistant et son dessinateur, et à Suzanne Baron, sa monteuse. Et il a dit à Suzanne cette phrase très mystérieuse: « prenez ce jeune homme et montrez-lui ce que c’est que le cinéma », comme si on pouvait tirer un rideau, derrière lequel se trouverait le cinéma.
C’est dans la salle de montage que j’ai vu un scénario pour la première fois de ma vie, celui des Vacances…
Suzanne Baron a chargé une bobine du film, elle a ouvert le scénario à la page de la même séquence, et elle m’a dit: « tout le problème, c’est de passer de ça à ça ». De transformer, y compris matériellement, un objet en un autre.
Et là, mille questions ont surgi: pourquoi c’est écrit d’une manière et filmé d’une autre? Pourquoi telle scène est coupée, pourquoi telle scène est avant une autre…? Et les réponses de Suzanne étaient toujours d’ordre pratique: « parce que l’acteur ne savait pas assez bien nager pour aller à tel endroit », « parce que, ce jour-là, il y avait trop de vent », « parce qu’on n’avait pas assez d’argent… » etc.
Ça, ça été mon tout premier contact avec le scénario. J’ai donc d’abord abordé le métier de scénariste par le montage et la postproduction.
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SA: Quels ont été vos premiers scripts?
JCC: Des courts-métrages. Nous en avons écrit quatre avec Pierre Étaix et nous en avons coréalisé deux, en 1961, dont un, qui s’appelait Heureux Anniversaire, a obtenu l’Oscar.
L’Oscar, nous ne savions même pas ce que c’était! Mais, du coup, nous avons pu tourner immédiatement notre premier long-métrage, Le Soupirant pendant l’été 1962 qui a eu un grand succès et le prix Louis Delluc.
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SA: Vous n’étiez pas tenté par la réalisation?
JCC: À l’époque, je ne pouvais pas vivre du cinéma, je faisais du journalisme, je travaillais dans des revues littéraires, j’avais des projets de livres; tandis que Étaix était vraiment centré sur la réalisation. Alors, on a convenu que je serai co-scénariste avec lui et qu’il serait le réalisateur du film, ce qui me laissait plus de liberté pour mes autres activités d’écriture.
Peu de temps après, en 1963, un producteur, Serge Silberman, m’a envoyé au festival de Cannes pour rencontrer Luis Buñuel: je suis allé le voir – de la même manière, il a reçu plusieurs autres scénaristes – et puis il m’a choisi après un déjeuner bien arrosé. Et nous avons écrit Le journal d’une femme de chambre.
Avec Buñuel, il était hors de question de coréaliser. Donc, ce n’est pas un choix profond mais les circonstances qui ont fait que sur mes deux premiers long-métrages, je ne pouvais être forcément que scénariste.
« Je ne suis pas l’homme
d’une idée fixe »
Par la suite, j’ai découvert que les choix que le hasard semble décider pour vous sont souvent ceux que vous devriez faire en réalité. En ce qui me concerne, ça a mieux correspondu à mon tempérament: je ne suis pas l’homme d’une idée fixe, contrairement au réalisateur qui doit se lever tous les matins pendant trois ou quatre ans avec la même idée et s’y tenir absolument car s’il la laisse tomber, personne ne la ramassera pour lui; non, je me suis rendu compte que cette dispersion – que je me reproche parfois – est plus proche de ce que je suis vraiment que la concentration forcenée et obligatoire sur un seul film.
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SA: Vous êtes clairement un scénariste qui collabore étroitement avec le réalisateur.
JCC: Totalement. Je n’ai jamais fait autrement. Même quand j’écris pour la télévision, je ne peux pas concevoir que le réalisateur soit absent, simplement parce que s’il n’est pas là dès le début, nous ne serons jamais dans le même esprit ni dans le même espace.
Par exemple, l’adaptation de Un amour de Swann était à l’origine destinée à être mise en scène par Peter Brook qui voyait un film en noir et blanc, assez intimiste et avec des acteurs peu connus; à la suite de diverses circonstances, c’est finalement Volker Schlöndorff qui l’a fait et c’est devenu un grand film flamboyant, en couleurs, un hommage à Paris, avec des vedettes internationales. Qui peut penser qu’une adaptation, effectuée seul, aurait pu convenir à l’un ou à l’autre?
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SA: Vous avez écrit six films avec Luis Buñuel. Dans quelle mesure cette « intimité » influe t-elle sur l’écriture proprement dite?
JCC: Il y a évidemment des collaborations plus intuitives que d’autres, ce qu’on pourrait presque appeler des couples. Avec Buñuel, c’était au point que nous nous rendions compte que notre point de vue était différent selon que nous écrivions en face à face ou côte à côte. En face à face, ma gauche à moi était la droite de Buñuel; donc, quand un personnage était censé sortir, mettons gauche cadre, Buñuel le voyait à droite et nous étions obligés de nous faire des croquis pour bien fixer les choses. On laissait passer une nuit là-dessus et le lendemain, je lui disais « pouvez-vous me dire de quel côté sort le personnage? ». Et selon que sa réponse était juste ou fausse, nous savions si la scène était exactement la même pour chacun de nous, ou non.
Nous nous faisions également des lectures à haute voix pendant l’écriture, pour essayer d’entendre l’ambiance sonore du film, le bruit qu’il rendait: le son aussi, c’est de l’écriture, c’est de la mise en scène et, accessoirement, c’était une obsession de Buñuel qui était sourd.
Mais, vous savez, dès lors que le scénariste écrit avec le metteur en scène, il participe à l’écriture de la mise en scène; je me souviens que, après avoir écrit Le charme discret de la bourgeoisie, Buñuel m’appelle un beau jour en me disant « je ne sais pas comment découper ce film » – or, Buñuel découpait en même temps qu’il écrivait. Son problème, c’est que c’était la première fois qu’il avait un script qui présentait à chaque instant un groupe de six personnages. Il ne voyait pas comment mettre six personnes ensemble dans un même plan sans les perdre et il ne voulait pas non plus resserrer et obtenir des champs/contrechamps à deux ou trois personnages qui sacrifieraient les autres.
Nous avons travaillé et, naturellement, le découpage s’est orienté vers le plan-séquence; alors, Buñuel m’a dit « tant pis, je vais faire ce film comme Renoir ».
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SA: Ça pose toujours le même débat: quelle est l’écriture qui reste? Celle du scénario ou celle de la mise en scène?
JCC: Écoutez, il y a deux écoles: soit le scénario contient tout le film et la mise en scène n’est qu’un processus de fabrication du film, c’est ce que j’appelle le scénario utopique. Les films américains, par exemple, sont majoritairement des films de scénaristes avec des équipes qui travaillent sans se connaître et qui font le « monstre »; mais, évidemment, ça donne un cinéma extrêmement standardisé.
Soit le scénario n’est qu’une étape du film et une partie importante de la création doit être laissée à la mise en scène et au montage. Autrement dit, soit tout est dans le scénario, soit tout n’y est pas. Et, une fois encore, toute la gamme de possibilités existe entre ces deux extrêmes.
« C’est ça, le rapport avec le réalisateur,
savoir jusqu’où il a besoin du scénariste »
L’aspect majeur du travail du scénariste c’est que, pendant qu’il écrit, il a le temps. C’est très précieux. Si la même réflexion se tient sur un tournage, c’est économiquement inconcevable, sauf à s’appeler Chaplin. Dans Les lumières de la ville, il y a cette scène fameuse où il a cherché pendant des semaines comment faire comprendre au spectateur que la jeune aveugle prend le vagabond pour un milliardaire lors de leur première rencontre. Chaplin testait toutes les possibilités pendant le tournage et il retournait tous les jours la même scène, chaque fois différemment, et ça coûtait des millions au studio.
Finalement, il a bien dû se résoudre à repartir écrire avec ses scénaristes jusqu’à ce qu’ils finissent par trouver: Charlot traverse une rue encombrée et, au lieu de contourner une limousine, passe à l’intérieur pour atteindre le trottoir; la jeune aveugle entend le bruit de la portière et se précipite pour vendre ses œillets à cet homme qu’elle croit riche. Voilà. Dans le film, ça fait quatre plans. Personne ne peut se permettre ça aujourd’hui – à part Godard peut-être. Mais c’est ça, le rapport avec le réalisateur: il faut simplement essayer de savoir jusqu’où il a besoin du scénariste.
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SA: La question est aussi de savoir jusqu’où il a besoin du scénario…
JCC: C’est vrai. Certains réalisateurs ne peuvent pas tourner s’ils n’ont pas un corset autour d’eux, si tout n’a pas été méticuleusement élaboré jusqu’au découpage le plus minutieux, jusqu’au dessin, jusqu’au bout d’essai, et dans ce cas, il faut aller avec eux jusqu’au bout. Étaix aimait cette minutie.
D’autres au contraire – le cas extrême, c’est Godard – ont besoin d’un scénario dissimulé, presque honteux; je me souviens sur Sauve qui peut (la vie), Godard gardait les scènes dans sa poche, il faisait improviser les acteurs et, quand ils n’y arrivaient pas, il ressortait les scènes. C’est une bonne méthode, d’ailleurs, mais il faut avoir le temps.
Marco Ferreri aussi travaillait comme ça: il mettait tout en situation, il préparait des images très précises dans des décors qu’il avait soigneusement conçus et là, il attendait – c’était l’époque des happenings – que quelque chose se passe. Et parfois quelque chose se passait.
Mais ça peut entraîner aussi des catastrophes, des conflits terribles; j’ai vu sur Passion Hanna Schygulla et Isabelle Huppert faire des complots pour aller mettre le feu sous la chaise de Godard parce qu’elles attendaient des journées entières et qu’il ne se passait rien.
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SA: Quelle est la différence d’approche entre un metteur en scène avec qui on a déjà fait plusieurs films et un autre qu’on rencontre pour la première fois?
JCC: La première des choses à faire quand on est en face d’un réalisateur, a fortiori si on n’a jamais travaillé avec lui, c’est de savoir quel est le film que, secrètement, il porte en lui sans même le savoir. Au moment où on commence, il est lui-même dans le vague. Peter Brook dit souvent qu’une mise en scène part d’une image dans le brouillard et que tout le travail consiste à mettre cette image into focus.
Si, dès le début, on part en affirmant impérativement « voilà le film, c’est ça », avec une structure déjà très nette, presque dessinée, on risque de se heurter à des barrières invisibles qui rendront le film très difficile, sinon impossible, à réaliser. Une des techniques, c’est de parler avec le metteur en scène d’autre chose que du film: de sa vie, de lui, d’autres films, de ce qu’il aime… simplement pour essayer de comprendre pourquoi brusquement Buñuel, que je ne connaissais pas à l’époque, décide un beau jour de raconter l’histoire d’une camériste en 1900 (Le journal d’une femme de chambre NDLR).
Si on se dit tout de suite que le film c’est une satire de la bourgeoisie sans chercher à voir ce qu’elle cache, c’est très facile, c’est l’idée reçue qui arrive d’elle-même et c’est comme ça qu’on se plante. Il vaut mieux, même si c’est plus long, même si c’est plus ennuyeux, même si c’est plus embarrassant quelquefois, procéder par touches vagues, comme si on pêchait dans une rivière sans vouloir vraiment prendre du poisson, juste pour voir s’il y’en a.
En revanche, quand on travaille avec un metteur en scène qu’on connaît bien – Étaix, Forman, Buñuel, Schlöndorff… – très vite, on commence à jouer ce qu’on se raconte, on joue la scène avec une précision extrême. Je revois encore Milos Forman jouer Cécile de Volanges pour Valmont avec toute la sincérité possible; d’ailleurs, le réalisateur se réserve souvent le premier rôle féminin, je ne sais pas pourquoi.
Buñuel, par exemple, dans Le journal d’une femme de chambre était Célestine tout le temps, il faisait Jeanne Moreau, et moi, j’étais tous les autres – c’est comme ça que j’ai décroché le rôle du curé, d’ailleurs, parce qu’il trouvait que je le faisais bien. Et quand on joue avec le metteur en scène, l’un en face de l’autre, en toute liberté, on a franchi un grand pas dans le chemin commun, dans la recherche commune de la première image d’un film alors qu’on n’a pas encore de caméra.
Mais on n’y parvient pas toujours. Avec Godard, c’est presque impossible. Avec Louis Malle, ça a pris beaucoup de temps, parce qu’il avait toujours une certaine réserve, il ne se projetait pas aussi facilement que Forman, par exemple, qui est un vrai plébéien, ou Buñuel qui plongeait avec énormément de plaisir dans le jeu.
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SA: Comment avez-vous abordé votre travail d’écriture avec Godard?
JCC: J’ai fait deux films tardifs avec Godard, qui n’avait pas besoin de scénariste à première vue. Il revenait au cinéma avec Sauve qui peut (la vie) après avoir fait dix ans de vidéo à Grenoble et il avait une idée extraordinairement vague du film. Il a d’abord fait un brouillon, en vidéo, c’est à dire qu’il a filmé une photo de Jacques Dutronc, suivie d’une montagne en suisse, suivie d’une fille à bicyclette, suivie d’un tableau de Bonnard… C’était très intéressant. C’est ce que tout scénariste devrait faire, peut-être pas sous une forme filmée, mais dans une recherche de toutes les images qui peuvent avoir un rapport, même lointain, avec le film.
Sur Timon d’Athènes de Shakespeare, par exemple, Peter Brook avait convoqué tous les comédiens au théâtre pour la première répétition. C’est une pièce écrite au début du XVII°, qui se joue au XX°, qui se passe à Athènes dans l’Antiquité, mais dont toutes les institutions sont romaines! Donc, il y a quatre époques qui doivent n’en faire qu’une. Le premier jour, Peter dit aux comédiens: « aujourd’hui, on ne va pas rester ici. Personne ne peut dire à quoi ressemblera la mise en scène de cette pièce, donc nous allons partir, tous, nous disperser dans la ville et nous allons chercher dans des magazines, n’importe où, une image qui pourrait être dans Timon d’Athènes ».
Les comédiens se sont levés, un peu hagards, j’ai fait de même et nous sommes partis chacun de notre côté à la pêche aux images. Et j’ai trouvé dans Paris Match une photo de Kadhafi passant des troupes en revue. Kadhafi était habillé en général d’opérette viennoise, à côté de lui il y avait un personnage en costume trois pièces, cravaté, avec un chapeau haut-de-forme, genre homme d’affaire londonien, et de l’autre côté, il y avait deux hommes en gandoura, le vêtement traditionnel du bédouin. C’est à dire trois costumes d’époque et d’inspiration totalement différentes. Et pourtant, cette photo ne choquait pas, on admettait cette réalité comme une réalité d’aujourd’hui. Pour moi, c’était une image de Timon d’Athènes, une piste pour la mise en scène.
« Avec Godard, c’est une expérience magnifique
car il réinvente en permanence
les chemins qui mènent au film »
Le lendemain, j’ai collé cette photo sur le mur du théâtre et, peu à peu, le mur tout entier s’est couvert d’images. Pour moi, c’est une très bonne forme de travail, aussi passionnante que celle de Godard. Au lieu de s’asseoir et de méditer en se disant « qu’est-ce qui pourrait bien arriver? » – ce qui est par moments indispensable, cela dit – c’est formidable de faire ce travail d’approche avec le metteur en scène.
Pour en revenir à Godard, avec lui c’est différent mais c’est aussi une expérience magnifique car il réinvente en permanence les chemins qui mènent au film. Sur Passion, il avait demandé à Romain Goupil de nous filmer pendant que nous étions en train de travailler sur le scénario, lui et moi. Le fait d’être filmé change tout, parce qu’on est en représentation, on fait un effort intellectuel supplémentaire, on essaye d’être plus clair, enfin on se laisse pas aller, quoi!
Et Romain nous a filmés comme ça pendant des heures et des heures, dans les rues de Genève, dans les bistrots, dans les bureaux… Je me rappelle notamment une discussion très longue avec Godard sur les « noirs » utilisés par Le Titien: vous savez que tous les grands peintres ont toujours eu des secrets de fabrication de leurs couleurs et Le Titien avait mis au point sept noirs différents avec des compositions ultra-secrètes qu’il était le seul à connaître.
Il n’en reste évidemment plus rien dans le film mais c’était un thème formidable le secret du noir, comment faire un noir, et qui au fond menait à Passion dans lequel on parlait beaucoup de peinture.
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SA: Donc ça, c’est « comment arriver au film ». L’autre versant, c’est « comment arriver à l’idée ». Vous avez souvent adapté des romans, par exemple…
JCC: Je me situe dans une longue tradition parce que la littérature, avant de passer au cinéma, est passée au théâtre: le théâtre classique n’est qu’une série d’adaptations, ou bien d’autres œuvres théâtrales – Molière et Racine ne font que ça – ou bien d’œuvres littéraires; quand Alexandre Dumas fils écrit La dame aux camélias, il en fait un roman et une pièce. L’idée c’est que quand on a un bon sujet, autant en faire profiter diverses formes d’expression: on n’est pas les premiers à le faire.
C’est le problème de ma vie, d’ailleurs: savoir à quoi va servir ce que j’écris. Je ne pense jamais à un film potentiel quand j’écris un livre parce qu’il ne faut pas séparer la chose écrite du chemin qui y conduit. Mais il y a aussi le fait qu’aucun auteur n’a jamais assez d’imagination pour inventer deux ou trois belles histoires par an. Alors quand on lui propose d’adapter le roman d’un écrivain avec lequel il se sent en parfaite affinité, pourquoi refuserait-il? Même avec Buñuel, sur les six films que nous avons fait, trois sont des adaptations.
« Des films, on en fera toujours.
Du cinéma, c’est moins sûr »
Et de toutes façons, il y a un cri qu’il faut lancer à tous les scénaristes, ils le savent d’ailleurs, c’est que, quoi qu’on fasse, quoiqu’on écrive pour le cinéma, c’est toujours une adaptation, y compris pour un sujet original! Si j’ai une idée d’histoire, il faudra bien que j’en fasse un film, donc tout passe par le moule d’une adaptation, par une forme qui devienne cinématographique. Or, pour y parvenir, il faut quelque chose en plus que pour l’écriture littéraire ou théâtrale, c’est la connaissance technique du cinéma.
C’est pour ça que de nombreux écrivains – ou même des philosophes, d’ailleurs – se plantent quand ils font des films, parce qu’ils considèrent que le scénario est le dernier état d’une aventure littéraire qu’on laisse ensuite aux techniciens. Alors que pour moi, c’est au contraire le premier état d’une aventure cinématographique: ce n’est pas un point d’arrivée, c’est un point de départ. Cela dit, tout scénariste devrait obligatoirement avoir fait du montage, avoir vu un tournage, avoir même fait l’acteur car il doit savoir quand le scénario cesse d’être une suite de mots pour devenir du cinéma. Et c’est ça, la difficulté, c’est que cette forme ne soit pas toujours la même: des films, on en fera toujours. Du cinéma, c’est moins sûr.
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SA: Comment se sont passées vos relations avec des écrivains vivants et qui sont, en plus, des monuments de la littérature? Je pense, en particulier, à Milan Kundera et Günter Grass.
JCC: Aussi bien avec Milan Kundera pour L’insoutenable légèreté de l’être qu’avec Günter Grass pour Le Tambour, notre collaboration s’est très bien passée, d’autant que l’un et l’autre connaissent parfaitement le cinéma. Kundera a même été prof de cinéma et, non seulement il m’a laissé une liberté totale d’adaptation mais ça l’a tellement intéressé qu’il a commencé à m’écrire des lettres en me proposant une phrase, un détail… Et, il y a dans le film, des phrases de Kundera qui ne sont pas dans le roman.
Grass, lui, a aidé Volker Schlöndorff à retrouver des expressions en allemand qui viennent directement de la région de Gdansk où se déroule l’enfance d’Oskar.
Cela dit, Günter nous a fait, à un moment donné, deux reproches sur l’adaptation dont il a reconnu par la suite que l’un était justifié et l’autre pas. Il nous a dit que le film n’était pas assez catholique et ça, c’était très justifié; ensuite, il a dit que le film n’était pas assez fantastique, que certaines images qui étaient, dans le livre, résolument fantastiques n’apparaissaient pas. Je me souviens notamment d’un passage où des nonnes sont balayées par un coup de canon sur les plages du débarquement et qui, littéralement, montent au ciel. Volker a tourné la scène pour faire plaisir à Günter mais il l’a coupée au montage, il y avait quelque chose qui ne collait pas du tout avec l’expression cinématographique réaliste, ça n’allait plus. Günter l’a parfaitement admis.
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SA: Sur le caractère du film, précisément, mais au moment de le définir et notamment pour l’adaptation d’un roman, qu’est-ce qui fait qu’un projet s’oriente soit vers le cinéma, soit vers la télévision?
JCC: Ce sont presque toujours les contraintes liées au format qui emmènent le film vers une voie plutôt qu’une autre; par exemple, Bouvard et Pécuchet était à l’origine un projet pour le cinéma, que j’avais nourri avec Andrzej Wajda, mais nous n’avons jamais pu parvenir à une version qui serait inférieure à trois heures. C’est à dire que la matière du livre était tellement riche que le réduire même à une heure cinquante ou deux heures était impossible.
Avec Buñuel, nous avions eu le même problème pour une adaptation de La double vie de Théophraste Longuet le roman de Gaston Leroux. Donc là, la télévision vous donne la possibilité temporelle de faire Bouvard et Pécuchet en trois heures, Théophraste Longuet en quatre heures et demie. À l’inverse, on peut aussi faire un film d’une heure, qui est une durée que j’aime beaucoup et qui est impossible au cinéma.
L’autre cas de figure, c’est lorsque la commande émane de la télévision elle-même: pour le 500ème anniversaire de la découverte de l’Amérique, on m’a demandé de réfléchir à un sujet qui pourrait illustrer 1492. Quand la télévision vous demande ça, à vous scénariste, et avant même qu’il y ait un réalisateur – ce sera Jean-Daniel Verhaeghe avec qui je venais de faire Bouvard et Pécuchet -, vous vous dites tout de suite: télévision égale pas de conquistadors, pas de caravelles, pas de pyramides avec des Indiens, pas de repérages au Mexique… Il faut oublier tout ça! Il faut trouver un angle, un lieu, une action qui soient d’abord possibles: autrement dit, c’est la contrainte budgétaire même de la télévision qui m’a remis en mémoire La controverse de Valladolid dont j’avais trouvé la trace quelque temps plus tôt; c’est à dire un couvent, peu de personnages, une discussion autour d’Indiens pour déterminer s’ils étaient des êtres humains ou pas… Et c’était ça aussi, 1492. Si un producteur de cinéma m’avait commandé la même chose, certainement je n’aurais pas pensé à La Controverse… Et, en tous cas, ça n’aurait pas donné le même scénario.
En télé, vous savez que le réalisateur devra tourner deux fois plus vite en moyenne qu’au cinéma, donc la mise en scène est souvent moins élaborée, moins découpée, moins recherchée dans la lumière et les cadrages… Et, du coup, le scénario apparaît davantage. C’est paradoxal mais il est moins menacé par la mise en scène – à supposer qu’il le soit et il ne faut pas le souhaiter – à la télévision qu’au cinéma. Un metteur en scène de cinéma peut être plus tenté de faire un numéro, de se servir du scénario comme d’un trampoline – la pire des choses – qu’un réalisateur télé, tenu dans une armature de temps et d’économie très stricte.
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SA: A l’autre bout de l’écriture, il y a le documentaire, et vous êtes aussi crédité comme scénariste de documentaire.
JCC: J’aime bien que vous abordiez cette question du scénario d’un documentaire. C’est une tout autre approche, évidemment, parce qu’il s’agit là de mettre de l’ordre dans la réalité et de le faire d’une manière aussi discrète que possible. Ce documentaire peut être un film scientifique, entre guillemets, ou de démonstration, comme ce que j’ai fait pour Le bestiaire d’amour d’après Jean Rostand et qu’a réalisé Gérald Calderon: c’était une énorme matière – la vie sexuelle des animaux – et il ne s’agissait pas d’inventer, tout était là, ni même de tourner puisqu’on a fait le scénario après le tournage, sauf pour deux ou trois scènes.
L’autre chose, qui est beaucoup plus sournoise, c’est le reportage: on vous apporte une somme d’images et d’éléments divers et vous devez, là, ordonner, clarifier, ce qui est, par définition, désordre. La question n’est plus de procéder par un ordre logique ou rationnel mais par impressions. J’aime aussi beaucoup faire ça.
Louis Malle qui était un très grand documentariste venait souvent me parler avant de tourner un documentaire, par exemple; et c’est là qu’on se dit que la différence entre fiction et réalité, c’est un peu de la théorie: toute fiction tend à une réalité, on a envie que ce qu’on écrit paraisse vrai et, à l’inverse, un film comme Le Bestiaire d’amour nous emmène dans un monde inconnu, qui n’est pas le nôtre, qui est au-delà du réel, et pourtant, c’est du documentaire.
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SA: Vous avez touché à pratiquement toutes les formes d’écriture – cette « dispersion » que vous vous reprochez -, vous aimez faire l’histoire des histoires et, pourtant, vous n’en avez jamais écrit une sur le scénario. Et d’ailleurs, pourquoi n’existe t-il pas une « Histoire du scénario »?
JCC: Ça m’a toujours frappé. Probablement, parce que ce serait très difficile à écrire du fait que le scénario est un objet à vocations multiples. Dès l’origine du cinéma, on a eu des scripts incroyablement techniques, extrêmement détaillés et parfaitement illisibles, en tous cas pour le profane: ils précisaient l’angle de prise de vue, la focale, les mouvements de caméra. On reproduisait même des dessins sur des tirettes qui permettaient de visualiser les déplacements de la machinerie.
Les scripts de Georges Méliès, par exemple, étaient de véritables story-boards, écrits plan par plan, avec des mesures, des calculs… et de l’autre côté, Max Linder écrivait, dit-on, ses gags sur ses manchettes en allant au studio.
C’est ça, le scénario: d’un côté, l’aspect très écrit, très établi, très « biblique » et de l’autre, l’aspect très léger, très improvisé, très quotidien… Entre les deux, il y a toutes les nuances, toutes les formes de scénario et c’est peut-être pour ça qu’une histoire du scénario n’existe pas. D’ailleurs, comment l’écrire sans écrire l’histoire des films? On écrit les histoires des papillons, pas celle des chenilles qui y conduisent: il n’y a pas de collectionneurs de chenilles. C’est assez normal: le scénario est une étape provisoire, un objet littéraire qui n’est pas destiné à être lu (ou par si peu de lecteurs), et qui finit à la poubelle quand le film est terminé.
« Le paradoxe du scénariste,
c’est qu’il doit donner toute sa conviction et tout son talent à l’œuvre d’un autre
et qu’il n’est pas forcément reconnu pour cela »
Cela dit, on peut quand même rendre compte de l’évolution, non pas du scénario mais des scénaristes selon qu’ils ont pris plus ou moins d’importance par rapport à la mise en scène. Pendant longtemps, tous les films ont été fabriqués de la même manière: il n’y avait que le scénario qui changeait. Le metteur en scène se définissait avant tout comme le directeur d’acteurs. Nous avons des cas fameux, comme Von Sternberg, qui attendait au bar du studio que toutes les répétitions techniques se terminent: elles se faisaient sans lui.
De la même façon, Pagnol, certains jours, sur La femme du boulanger, par exemple, n’allait même pas sur le tournage! Quelqu’un comme Christian-Jaque finissait un tournage le vendredi et en commençait un autre le lundi, il était donc un faiseur, un technicien parmi d’autres. Comme tout se tournait dans les mêmes studios, avec les mêmes décorateurs, les mêmes chefs-opérateurs, les mêmes chefs-électriciens, ça donnait les mêmes ambiances lumineuses, les mêmes mouvements d’appareils, exactement au même rythme – il y avait de soi-disant lois du montage qu’il fallait respecter à la seconde près – et la seule différence entre ces films, c’est l’histoire qu’ils racontaient.
Il y a quatre ou cinq grandes exceptions comme Renoir, Becker, Bresson ou Tati qu’il faut mettre à part parce qu’ils n’obéissaient pas à ce système. Et c’est contre ce cinéma de scénaristes, qui était aussi un cinéma de producteurs, que la Nouvelle Vague s’est dressée et qu’on a assisté à l’émergence de l’auteur-réalisateur. Le metteur en scène devenant alors l’auteur complet du film, on a eu tendance à considérer le scénariste comme secondaire; je dois dire que je n’en ai jamais souffert, parce que pendant toute cette période, je travaillais avec Buñuel et Étaix et que je ne me suis jamais senti déchu ou méprisé. Mais c’est vrai que d’autres, pas seulement des scénaristes mais aussi beaucoup de réalisateurs de l’ancienne vague, ont été laissés sur place, injuriés, sans parvenir à comprendre pourquoi.
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SA: Mais quand la Nouvelle Vague a commencé à décliner, le scénario est revenu au premier plan…
JCC: Oui. Dès les années 70, on assiste à un retour du scénario – c’est toujours le cas aujourd’hui – et j’ai tendance à dire qu’il faut se méfier d’un cinéma de scénaristes car c’est une menace sur l’écriture cinématographique. Il serait dangereux et néfaste d’oublier que scénaristes et réalisateurs travaillent sur un sentier extraordinairement étroit et que cet équilibre est mis en péril par mille choses, y compris par des problèmes d’ego, d’animosité personnelle ou de vanité. On a connu des metteurs en scène qui mettaient des punaises sur les chaises des scénaristes avec qui ils travaillaient!
C’est ça, en réalité, le paradoxe du scénariste: c’est qu’il doit donner toute sa conviction et tout son talent à l’œuvre d’un autre et qu’il n’est pas forcément reconnu pour cela. Ce paradoxe peut se résoudre de façon plus ou moins heureuse: à un bout, il y a l’étroite collaboration, dont j’ai parlé, entre un scénariste et un metteur en scène et, à l’autre bout, il y a la télévision où le scénariste est haché menu, où il est plus méprisé que le dernier des techniciens et où on le vide, non seulement de sa substance artistique mais aussi de ses droits sur ce qu’il a écrit.
« On voit partout une offensive contre le scénariste,
c’est un empêcheur de tourner en rond, qui revendique, qui a des idées et des droits, et qu’on considère comme un obstacle »
C’est le règne de la division du travail, ce principe qui consiste à faire écrire en aveugles des scénaristes qui s’ignorent, et c’est l’application de la technique utilisée par les productions américaines pour étouffer l’auteur au profit du produit.
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SA: Dans ce cas, est-ce qu’on peut encore, aujourd’hui, définir quelque chose de commun à tous les scénaristes?
JCC: Il faut espérer qu’ils ont en commun l’amour du cinéma, qu’ils ne font pas ce métier pour être un rouage, qu’ils participent à l’écriture cinématographique et pas seulement au sujet du film. Evidemment, ça implique pour eux de connaître toutes les techniques cinématographiques.
À l’inverse, ils partagent malheureusement aussi le risque de devenir des fonctionnaires disséminés car on voit partout une offensive contre l’auteur: c’est un empêcheur de tourner en rond, qui revendique, qui a des idées et des droits, et qu’on considère comme un virus, un obstacle, un péage. En plus, le scénariste est le plus menacé des auteurs car il n’est pas le seul auteur de l’œuvre, contrairement à l’auteur de théâtre par exemple, et que, juridiquement, le droit d’auteur le moins protégé est peut-être celui du scénariste.
Pour autant, il n’est pas totalement désarmé: il y a quelques années, la grève des scénaristes américains a conduit les chaînes à ne plus passer que des rediffusions; le désintérêt du public a été tel que les recettes publicitaires ont baissé au point de mettre en danger l’économie du pays et que ce sont les annonceurs eux-mêmes qui ont fait pression sur les négociations!
Enfin, et ça c’est leur grande force, les scénaristes ont en commun qu’il est difficile de dire s’ils le seront toute leur vie, car ils peuvent écrire des livres, des pièces de théâtre, des chansons ou devenir réalisateurs. Ce n’est justement pas le cas des metteurs en scène qui estiment avoir atteint le sommet de la pyramide. Le scénariste compense cette différence de niveau – à supposer que…- par une plus grande souplesse d’activités.
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SA: « Un film de… », ça vous agace?
JCC: A vrai dire un peu, oui. Je préfère « Réalisé par… ». Sauf quand le scénariste a apporté l’idée et qu’il est aussi le réalisateur de son film. C’est très américain: on dit « a Louis Malle film » mais la distinction, c’est qu’on ne met pas de « s » possessif; ce n’est pas « un film de Louis Malle », c’est « un film Louis Malle », c’est comme un label ou une estampille qui certifie son origine.
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SA: Vous avez signé la « La Charte des scénaristes » qui définit le contrat moral que le scénariste passe avec lui-même et vis-à-vis de ses confrères. Pourquoi?
JCC: Parce qu’elle me paraît très bien faite du point de vue des devoirs et des charges des scénaristes. C’est un engagement, presque un document éthique.
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SA: Est-ce que cette Charte, en donnant un cadre à la profession de scénariste, peut aussi améliorer la qualité artistique des scripts, à la télévision notamment?